"Le silence de l’UE contraste fortement avec les efforts remarquables qu’elle a déployés pour lutter contre les crimes graves commis en Ukraine, ainsi qu'avec l'engagement et les efforts plus larges de l'UE pour promouvoir le respect et l'application égale du droit international" - HRW
Ed. Note: Au moment de publier cet article, nous, à l’IFEX, sommes témoins de l’atroce escalade de la violence en Palestine et en Israël. Dans ce contexte inquiétant, nous exprimons notre ferme solidarité avec les membres de l’IFEX, MADA, 7amleh et I’Iam, ainsi qu’avec nos collègues de toute la région, alors que les conséquences du conflit s’étendent au-delà de leurs frontières.
Cet article a été initialement publié sur hrw.org le 8 novembre 2023.
Lettre adressée à :
Josep Borrell, Haut représentant pour les affaires étrangères / Vice-président de la Commission européenne
Ministres des Affaires étrangères des États membres de l’UE
Re: Position de l’UE sur les hostilités à Gaza et la situation en Israël et en Palestine
Monsieur le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Vice-président de la Commission européenne,
Mesdames et Messieurs les ministres des affaires étrangères des États membres de l’UE,
Nous vous écrivons en amont des discussions du Conseil des affaires étrangères du 13 novembre sur la situation en Israël et en Palestine afin de soulever une série d’inquiétudes sur les développements en cours et sur la position de l’UE jusqu’à présent, et de partager une liste de recommandations destinées à l’UE et à ses États membres pour la suite.
La catastrophe humanitaire causée par l’homme à Gaza s’aggrave d’heure en heure. Les attaques du Hamas et du Jihad islamique du 7 octobre contre des civils israéliens et d’autres, ainsi que la prise d’otages de dizaines de civils, qui constituent des crimes de guerre, ont choqué le monde par leur brutalité. La réponse disproportionnée du gouvernement israélien – qui a coupé l’accès à l’eau, à la nourriture, au carburant et à l’électricité aux plus de 2,2 millions de personnes vivant à Gaza – constitue un acte de punition collective, qui est également un crime de guerre. Human Rights Watch a documenté la façon dont la réduction drastique de l’aide humanitaire à Gaza par les autorités israéliennes a causé d’énormes souffrances à la population civile, en particulier aux femmes, aux enfants et aux personnes handicapées.
Les frappes aériennes des forces israéliennes, d’une ampleur sans précédent, qui ont touché des écoles (selon l’ONU), des hôpitaux, et des habitations à Gaza, ont réduit en ruines des pâtés de maisons entiers et de larges portions de quartiers. Plus de 10 000 personnes, dont 4 008 enfants, ont été tuées depuis le 7 octobre, selon le ministère de la Santé de Gaza.
Le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens ont délibérément tué des civils, pris des civils en otages et menacé de diffuser leur exécution, et lancé des milliers de roquettes sur des communautés israéliennes. Selon le gouvernement israélien, l’attaque du 7 octobre menée par le Hamas en Israël a fait environ 1 400 morts, dont des centaines de civils.
L’impunité pour les abus passés a clairement contribué aux violations présentes, qui ne montrent aucun signe de répit. Malgré cela, la plupart des gouvernements de l’UE sont restés silencieux sur le rôle essentiel de la Cour pénale internationale (CPI), la seule entité internationale déjà chargée de rendre une justice impartiale.
De plus, le gouvernement israélien a reconnu avoir examiné une proposition visant à transférer la population de Gaza en Égypte. Environ 70 % des habitants de Gaza sont des réfugiés qui, en 1948, ont fui leurs foyers dans ce qui est aujourd’hui Israël, et leurs descendants ; les autorités israéliennes les ont empêchés d’exercer leur droit au retour, comme le prévoit le droit international. L’ordre d’évacuation du gouvernement israélien à la population civile du nord de Gaza pour qu’elle se déplace vers le sud de Gaza risque de constituer un crime de guerre de déplacement forcé, tout comme le ferait l’expulsion de la population de Gaza vers l’Égypte, en particulier si son droit au retour n’est pas respecté à la fin des hostilités. Les partenaires internationaux d’Israël et de l’Égypte devraient éviter de se rendre complices de toute action illégale.
La réponse des autorités israéliennes aux attaques du 7 octobre s’est accompagnée de déclarations déshumanisantes et incendiaires de la part de dirigeants politiques israéliens, qui suggèrent un mépris du droit international humanitaire. Le 9 octobre, le ministre de la Défense, Yoav Gallant, a déclaré : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence ». Le ministre de l’Energie, Israël Katz, qui a ordonné de couper l’accès à l’électricité, au carburant et à l’eau à tous les habitants de Gaza, a déclaré qu’il n’y avait « aucune raison » de fournir une aide humanitaire au peuple palestinien tant que les forces israéliennes n’auraient pas « éliminé » le Hamas. Même le Président israélien Issac Herzog, tout en affirmant qu’Israël respectait le droit international humanitaire, a déclaré que « c’est une nation entière qui est responsable ».
Pendant ce temps, les Palestiniens de Cisjordanie sont confrontés à une répression sans précédent. A la date du 1er novembre, les autorités israéliennes détenaient plus de 2 000 Palestiniens en détention administrative sans procès ni inculpation, soit le nombre le plus élevé depuis plus de 30 ans, selon l’organisation israélienne de défense des droits humains HaMoked. Au 6 novembre, les forces israéliennes avaient déjà tué 394 Palestiniens en Cisjordanie, soit plus qu’au cours de toute autre année depuis 2005, année où l’ONU a commencé à enregistrer systématiquement les décès. Les politiques coercitives et restrictives du gouvernement israélien et les violences commises par des colons ont également entraîné le déplacement de plus de 900 Palestiniens de plus de 15 communautés depuis le 7 octobres, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA).
La réponse de l’UE aux hostilités en cours, ainsi que sa position sur la situation en Israël et en Palestine avant les attaques du 7 octobre, ont mis en évidence un double standard qui a soulevé des questions sur l’engagement de l’UE – ou du moins de certains de ses membres – à l’égard du droit international.
Avant les attaques, aucun État membre de l’UE n’avait ouvertement reconnu – encore moins proposé de mesures pour lutter contre – les crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution commis par les responsables israéliens contre les Palestiniens, crimes tous deux codifiés dans le statut de Rome de la Cour pénale internationale. L’UE a fourni une aide humanitaire et une aide au développement indispensables aux Palestiniens et a concentré ses efforts sur les tentatives de relance des perspectives d’une solution négociée à deux États. Mais, l’UE n’a entrepris aucune action alors que les gouvernements israéliens successifs ont persisté dans leur discrimination et leur oppression systématiques des Palestiniens et ont ignoré les appels répétés de l’UE à mettre fin à l’expansion des colonies, aux démolitions de maisons, aux confiscations de terres et aux transferts forcés de Palestiniens. Les divisions profondes qui existent depuis longtemps entre les États membres de l’UE, comme l’a montré leurs votes contrastés sur la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) du 27 octobre sur les hostilités en cours, ont rendu pratiquement impossible pour l’UE d’obtenir l’unanimité nécessaire à l’adoption de toute mesure concrète pour lutter contre les abus systématiques du gouvernement israélien.
Après les attaques du 7 octobre, les déclarations initiales de hauts représentants tels que la Présidente de la Commission, Mme von der Leyen, et le Président du Parlement, M. Metsola, ont exprimé un soutien catégorique au gouvernement israélien pour qu’il agisse militairement à la suite des attaques du 7 octobre dirigées par le Hamas, mais n’ont pas mentionné la nécessité de se conformer au droit international humanitaire (DIH). Des déclarations similaires ont persisté alors que le gouvernement israélien avait déjà coupé les approvisionnements de base aux Palestiniens et commencé à utiliser des armes explosives à large rayon d’impact sur la bande de Gaza, une zone densément peuplée, créant ainsi des risques prévisibles de dommages majeurs pour les civils. Plusieurs appels ont également été lancés pour réduire l’aide de l’UE aux Palestiniens, sous prétexte qu’une partie de cette aide pourrait parvenir au Hamas. Les efforts du Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, du président du Conseil européen, Charles Michel, et d’autres ont permis de rectifier certains de ces faux pas et de parvenir à un consensus européen pour appeler le gouvernement israélien à respecter le droit international humanitaire et à permettre l’acheminement de l’aide humanitaire aux personnes qui en ont besoin. Mais il reste à l’UE à reconnaître et à condamner la punition collective infligée par les forces israéliennes à Gaza, qui constitue un crime de guerre, et à demander que les responsables rendent des comptes.
Le silence de l’UE contraste fortement avec les efforts remarquables qu’elle a déployés pour lutter contre les crimes graves commis en Ukraine, ainsi qu’avec l’engagement et les efforts plus larges de l’UE pour promouvoir le respect et l’application égale du droit international, y compris le droit international des droits humains et le droit international humanitaire.
Cet engagement et ces efforts semblent disparaître pour de nombreux Etats membres de l’UE lorsqu’il s’agit d’Israël et de la Palestine, comme le montrent également les résultats contrastés de leurs votes sur la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies de décembre 2022 demandant un avis consultatif à la Cour internationale de justice sur les conséquences juridiques de l’occupation israélienne.
Le silence de l’UE est non seulement préjudiciable aux millions de civils palestiniens à Gaza et en Cisjordanie qui sont confrontés à une oppression systématique depuis des décennies, mais elle nuit aussi à la crédibilité de l’UE vis-à-vis des États non occidentaux (dits du « Sud global ») en tant qu’acteur de politique étrangère attaché aux principes fondamentaux. Elle compromet également les efforts louables de l’UE pour prendre la tête de nombreuses initiatives liées aux droits humains et à la reddition de comptes au sein des Nations Unies et d’autres forums internationaux. Les gouvernements qui ont à maintes reprises fait preuve de mépris pour le droit international et tenté d’affaiblir le système international des droits humains, comme la Chine et la Russie, risquent de tirer profit de cette approche de double standard.
Alors que les ministres des Affaires étrangères de l’UE continuent de discuter de l’évolution rapide de la situation en Israël et en Palestine et des dynamiques régionales, Human Rights Watch recommande à l’UE et à chacun de ses États membres de prendre les mesures suivantes :
- Réaffirmer la condamnation des attaques odieuses du Hamas et d’autres groupes armés palestiniens du 7 octobre, qui constituent des crimes de guerre ; réitérer les appels au Hamas et aux autres groupes armés pour qu’ils cessent leurs tirs aveugles de roquettes en direction des communautés israéliennes et libèrent immédiatement et sans condition tous les civils retenus en otage ;
- Continuer à exhorter les gouvernements qui ont une influence sur le Hamas, notamment le Qatar, l’Égypte et la Turquie, à utiliser leur influence pour faire pression afin que les otages soient libérés dès que possible et traités humainement d’ici là.
- Condamner la coupure par les autorités israéliennes de la nourriture, de l’eau, du carburant et de l’électricité à la population de Gaza en tant que punition collective, ce qui constitue un crime de guerre, et exhorter les autorités israéliennes à lever toutes les restrictions injustifiées qui continuent d’empêcher l’acheminement aux civils de Gaza de l’aide humanitaire dont ils ont besoin de toute urgence ;
- Appeler le gouvernement israélien à s’abstenir d’utiliser de manière illégale, indiscriminée et disproportionnée des armes explosives à large rayon d’impact et du phosphore blanc dans des zones densément peuplées.
- Demander à ce que toutes les parties rendent des comptes pour les crimes graves commis ; exprimer un soutien sans équivoque à la Cour pénale internationale pour qu’elle rende une justice impartiale, notamment dans son enquête sur la situation en Palestine ; et s’engager à faire en sorte que la CPI bénéficie du soutien politique, diplomatique et financier dont elle a besoin pour mener à bien son mandat international.
- S’opposer sans équivoque à tout projet d’expulsion des habitants de Gaza vers l’Égypte, souligner le risque de déplacement forcé et insister sur le droit au retour des réfugiés palestiniens.
- Suspendre l’assistance militaire et les ventes d’armes au gouvernement israélien tant que ses forces commettront en toute impunité des abus graves et généralisés constitutifs de crimes de guerre contre les civils palestiniens ; et exhorter les autres gouvernements à cesser de fournir des armes aux groupes armés palestiniens, y compris le Hamas et le Jihad islamique, tant qu’ils commettront systématiquement des attaques constituant des crimes de guerre contre les civils israéliens.
- Reconnaître la nécessité de s’attaquer aux causes profondes de la violence en Israël et en Palestine, notamment l’impunité pour les attaques illégales des forces israéliennes et des groupes armés palestiniens, les crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution du gouvernement israélien à l’encontre des Palestiniens, et l’expansion continue des colonies israéliennes sur les terres palestiniennes, ce qui est illégal en vertu du droit international.
Appeler au respect du droit international humanitaire est important, mais cela ne suffit pas quand ce dernier est violé quotidiennement au prix de la vie et des souffrances d’un si grand nombre de personnes. L’absence d’unanimité ne peut servir d’excuse à l’inaction. Chaque gouvernement de l’UE qui s’est engagé à faire respecter les droits humains et le droit international a la responsabilité de s’exprimer et d’adopter les mesures énumérées ci-dessus à son niveau, tout en exhortant les autres à faire de même.
Nous espérons que vous soutiendrez ces recommandations et nous tenons à votre disposition pour échanger avec vous sur ces questions à votre meilleure convenance.
Je vous prie de bien vouloir agréer, Madame la Ministre, Monsieur le Ministre, l’expression de mes salutations distinguées.
Tirana Hassan
Directrice exécutive
Human Rights Watch