Si le projet de loi sur les télécommunications est adopté, les blogs et les pages des réseaux sociaux comptabilisant plus de 3 000 visites par jour seront souinscrits sur un registre spécifique par l’autorité de surveillance des communications.
Le 18 avril 2014, le Parlement russe étudie en deuxième lecture un train de lois censées renforcer la lutte contre le terrorisme. Parmi elles, un projet de loi sur les télécommunications, largement amendé le 15 avril en commission parlementaire. Si le texte est adopté en l’état, les blogs et les pages des réseaux sociaux comptabilisant plus de 3 000 visites par jour seront soumis à des obligations voisines de celles des médias, et inscrits sur un registre spécifique par l’autorité de surveillance des communications (Roskomnadzor).
« Que la législation sur Internet soit étudiée dans le cadre d’un paquet de lois antiterroristes témoigne de manière éloquente de l’approche sécuritaire et répressive de la Douma. Dans le droit fil des réformes précédentes, ce texte ne vise qu’à accentuer le contrôle des autorités sur l’information en ligne. Alors que les médias indépendants font face à une offensive sans précédent, l’espace de libre débat risque de s’en trouver encore amoindri », dénonce Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières.
« La litanie des nouveaux interdits imposés aux blogueurs offre d’autant plus de possibilités de les censurer par la suite, alors que la législation existante permet déjà de régler l’essentiel des problèmes. L’enrôlement des réseaux sociaux et des plate-formes de blogs dans la surveillance des internautes atteint un nouveau palier. Ces dispositions sont contradictoires avec le principe de la liberté d’expression garanti par la Constitution russe et les recommandations du rapporteur spécial des Nations unies Frank La Rue. Nous demandons aux députés de rejeter ce texte en seconde lecture. »
Plus de devoirs, guère plus de droits
Le projet de loi définit pour la première fois le mot « blogueur », entendu comme « un individu qui publie une information ouverte [à tous] sur une page personnelle » et dont l’audience quotidienne dépasse 3 000 visiteurs. Sont concernés les blogs, mais aussi les microblogs et les réseaux sociaux.
Ainsi définis, les blogueurs se voient rappeler une longue liste d’interdits qui s’appliquent déjà à l’ensemble des citoyens : interdiction de se servir d’un blog pour accomplir des actes criminels, diffuser des informations relevant du secret d’Etat ou présentant un caractère extrémiste, etc. Mais le projet de loi leur attribue également des obligations proches de celles des journalistes : ainsi seront-ils tenus de vérifier la véracité des informations qu’ils publient, de respecter la loi électorale, de ne pas proférer de jurons. Blogs et réseaux sociaux ne sauraient être utilisés afin de « cacher ou falsifier des informations d’intérêt général » ou pour jeter le discrédit sur un citoyen ou un groupe – des interdits dont la formulation vague se prête à toutes les interprétations.
Les « blogueurs » (au sens de la loi) seront en outre tenus responsables des commentaires postés sur leur page. Ils auront l’obligation de retirer sans délai toute information « inexacte ». Pour toute contrepartie de ces obligations, ils auront le droit de percevoir des revenus en hébergeant de la publicité.
Identifier les blogueurs, tracer les internautes
Tout blog ou compte recevant plus de 3 000 visites par jour devra désormais porter le nom de famille de son auteur, ses initiales et son adresse email, de sorte à pouvoir lui adresser des réclamations. Ces sites seront obligatoirement inscrits sur un registre tenu par le Roskomnadzor. Le projet de loi laisse à l’autorité de surveillance le soin de développer sa propre méthode pour évaluer leur fréquentation.
Lorsqu’un site lui semblera devoir être ajouté au registre, le Roskomnadzor se tournera vers l’hébergeur pour identifier son auteur et l’en informer. Si l’hébergeur ne fournit pas dans les trois jours les informations demandées, il sera passible d’une amende comprise entre 10 et 50 000 roubles (entre 200 et 1 000 euros) pour les particuliers ou entre 50 et 300 000 roubles (entre 1 000 et 6 100 euros) pour les personnes morales. Toute récidive entraînera une amende d’un demi-million de roubles (plus de 10 000 euros) ou la suspension de l’activité de l’hébergeur pendant un mois.
Les « organisateurs de la diffusion de l’information » – nouvelle notion désignant les plate-formes de blogs et réseaux sociaux – devront conserver pendant six mois l’historique des activités de leurs utilisateurs et le tenir à la disposition des autorités. Cependant, comme l’a souligné le célèbre blogueur et expert d’Internet Anton Nossik, la plupart des géants d’Internet comme Facebook et Twitter sont basés à l’étranger : que se passera-t-il s’ils ne se conforment pas à ces obligations ? Le blogueur est convaincu que les autorités russes n’hésiteront pas à bloquer Twitter et Facebook dans le pays. « Ce sera le premier […] pas pour atteindre le but de cette législation liberticide : restreindre les communications non contrôlées et la critique des autorités », a-t-il déclaré au service russe de la BBC, qui rappelle le récent précédent turc.
Cascade sans fin de projets de loi liberticide
Le durcissement de la législation russe en matière de liberté d’expression et d’information, engagé depuis 2012, se poursuit mois après mois. Fin décembre 2013, la Douma a adopté une loi permettant de bloquer sans décision de justice les sites Internet appelant à participer à des manifestations non autorisées. Une opportunité promptement saisie par les autorités, qui ont bloqué l’accès à trois sites d’opposition majeurs en mars 2014. Il est aujourd’hui question d’ajouter la « diffusion d’informations mensongères sur les banques » parmi les raisons justifiant de tels blocages.
En mars également, un texte visant à interdire la diffusion d’« informations négatives sur les vétérans de la Seconde guerre mondiale, les forces armées, et l’autorité de l’Etat » a été introduit au Parlement. Un énième projet de loi étendant le statut d’ « agents de l’étranger » aux médias qui perçoivent plus de 25% de leur financement de personnes morales étrangères est à l’étude. Dans ce contexte, même les initiatives les plus excentriques ne font plus sourire : le député Vladimir Fedotkine a annoncé son intention d’enregistrer le 23 avril un projet de loi visant à ouvrir des hotlines pour permettre aux citoyens de dénoncer les contenus « illégaux ou nocifs » qu’ils repéreraient dans les médias en ligne.