"Le fait de ne pas respecter la nouvelle disposition de la loi – qui continue par ailleurs de poser problème par son caractère flou – confirme la volonté des autorités de bâillonner le journalisme d'investigation, qui participe à révéler les problèmes de corruption et de gouvernance au Nigeria."
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 9 septembre 2024.
Plus de sept mois après l’amendement de certains de ses articles attentatoires à la liberté de la presse, au moins huit journalistes ont été arrêtés, poursuivis ou détenus sous le coup de la loi sur la cybercriminalité au Nigeria. Reporters sans frontières (RSF) condamne l’utilisation abusive de cette législation pour persécuter les journalistes et appelle les autorités à leur garantir un environnement de travail sûr.
La loi sur la cybercriminalité continue de menacer le journalisme d’investigation au Nigeria. Malgré de timides tentatives de favoriser la liberté de la presse en amendant le 28 février dernier certains de ses articles, au moins huit journalistes ont depuis été abusivement poursuivis, arrêtés ou détenus en vertu de cette législation.
“Le fait de ne pas respecter la nouvelle disposition de la loi – qui continue par ailleurs de poser problème par son caractère flou – confirme la volonté des autorités de bâillonner le journalisme d’investigation, qui participe à révéler les problèmes de corruption et de gouvernance au Nigeria. Ce travail d’intérêt public doit être protégé. Si l’amendement de cette loi sur la cybercriminalité était un pas positif, son application n’est à ce jour pas garantie. RSF appelle au respect de la loi amendée, et invite les autorités à travailler avec les organisations locales pour améliorer la protection des journalistes.”
Sadibou Marong, Directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF
La loi, adoptée en 2015, a été amendée en février dernier, notamment pour son article 24. Régulièrement utilisé pour arrêter les journalistes exerçant en ligne, il avait été jugé en 2022 par la Cour de Justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) comme étant incompatible avec la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, pourtant ratifiée par le Nigeria.
En juillet, le Parlement s’est engagé à prendre des mesures pour que la liberté de la presse soit garantie, avec une motion en ce sens présentée par le député Clement Jimbo du parti présidentiel. Contacté par RSF, il assure toutefois que la loi cybercriminalité ne pose pas de problème depuis son amendement et pointe du doigt “les agences de sécurité qui s’appuient sur la loi de 2015 ignorant la version amendée”. Une justification insuffisante pour Khadijah El-Usman, de l’ONG nigériane Paradigm Initiative, pour qui “il n’est pas clair de savoir qui détermine quel contenu est susceptible de ‘provoquer une violation de la loi et de l’ordre public’, si ce ne sont les personnes au pouvoir capables d’abuser de l’article et de l’interpréter de manière erronée”.
En effet, malgré la suppression de certains passages liberticides, cet article prévoit toujours de lourdes sanctions, allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement, pour “toute personne qui envoie sciemment ou intentionnellement un message ou un autre élément au moyen de systèmes ou de réseaux informatiques […] qu’il sait être faux, dans le but de provoquer une violation de la loi et de l’ordre public, de constituer une menace pour la vie, ou de provoquer l’envoi d’un tel message”. Cette partie du texte, imprécise, est toujours utilisée pour poursuivre abusivement les journalistes, notamment ceux qui publient régulièrement des enquêtes mettant en cause des forces politiques ou institutionnelles.
Arrestations, poursuites et détentions abusives
En mai dernier, Daniel Ojukwu, journaliste d’investigation pour la Fondation pour le journalisme d’investigation (FIJ) a été accusé d’avoir violé cette loi et a été détenu durant dix jours après avoir publié une enquête sur des faits présumés de détournements de fonds opérés par une employée de l’ancien président Muhammadu Buhari. À sa libération sous caution, la police a confisqué le passeport du journaliste, qui ne lui a toujours pas été restitué.
Le même mois, des officiers du Centre national de cybercriminalité ont interrogé le directeur exécutif du Centre international pour le journalisme d’investigation (ICIR), Dayo Aiyetan et un journaliste de la même organisation, Nurudeen Akewushola, durant neuf heures pour tenter de connaître leurs sources. Les journalistes avaient enquêté sur des faits de corruption présumée perpétrés par deux anciens inspecteurs généraux de la police. Plus récemment, le 14 août, le rédacteur en chef de la FIJ, Fisayo Soyombo, a aussi été interrogé pendant plusieurs heures par le Centre national de cybercriminalité avant d’être libéré sous conditions. Bukky Shonibare, présidente du conseil d’administration de la FIJ, a également été entendue par la même agence en mars 2024.
Au moins trois autres journalistes ont été abusivement arrêtés, poursuivis ou détenus en vertu de cette loi sur la cybercriminalité : Ibraheem Hamza Mohammed du média privé FirstNews, Kobo Robson du journal The Waves et Precious Eze, journaliste pour le média en ligne News Platform ayant passé 18 jours en détention en mai. Pour ces deux derniers, l’accusation de cybercriminalité a été abandonnée en cours de procédure, et remplacée par d’autres charges issues des lois fédérales et locales.