"Face à cette affaire d’État, nous appelons le juge d'Islamabad Athar Minallah à être à la hauteur de cet enjeu en levant immédiatement les poursuites qui pèsent sur les membres de l’équipe de The News International," relève le responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 29 décembre 2021.
La Haute Cour d’Islamabad vient d’ouvrir une information judiciaire pour outrage à l’encontre de deux journalistes du quotidien The News International, ainsi que son propriétaire – pour avoir publié la déclaration sous serment d’un ancien juge mettant en lumière une affaire de trafic d’influence présumé. Reporters sans frontières (RSF) demande l’annulation de cette décision arbitraire qui viole les principes fondamentaux de l’état de droit au Pakistan.
« J’ai vérifié mes sources », assure le journaliste d’investigation Ansar Abbasi, interrogé par RSF. Ses exigences de déontologie ont pourtant été ignorées dans la décision, prononcée ce mardi 28 décembre, du juge en chef de la Haute Cour d’Islamabad, Athar Minallah : ce dernier a décidé d’ouvrir une procédure judiciaire pour “outrage à magistrat” à l’encontre d’Ansar Abbasi, enquêteur pour le quotidien The News International, mais aussi son rédacteur en chef, Aamir Ghauri, et le magnat de la presse Mir Shakil-ur-Rehman, propriétaire du groupe Jang Media, qui publie le journal.
En fait d’outrage, Ansar Abbasi a simplement signé un article, publié le 15 novembre dernier, dans lequel il révèle une déclaration prononcée sous serment par un ancien magistrat en chef de la province du Gilgit-Baltistan, Ramin Shamin.
Ce dernier affirme avoir entendu l’ancien président de la Cour suprême, Mian Saqib Nisar, faire pression sur un de ses confrères pour annuler les libérations sous caution de plusieurs dirigeants du parti d’opposition conservateur, la Pakistan Muslim League – Nawaz (PML-N) avant les élections de 2018. Mis en cause, le juge Ramin Shamin a nié ces propos, affirmant devant la Haute Cour d’Islamabad qu’il “rejette toute la responsabilité” de cette affaire sur le journaliste
Affaire d’État
“Les informations révélées par Ansar Abbasi et The News International mettent la lumière sur des questions d’intérêt général absolument fondamentales pour l’état de droit au Pakistan, relève le responsable du bureau Asie-Pacifique de RSF, Daniel Bastard. Face à cette affaire d’État, nous appelons le juge d’Islamabad Athar Minallah à être à la hauteur de cet enjeu en levant immédiatement les poursuites qui pèsent sur les membres de l’équipe de The News International. Il en va à la fois du respect de la liberté de la presse et de l’indépendance de la justice, deux piliers de la démocratie régulièrement mis en péril par les pressions de la toute-puissante armée pakistanaise.”
L’establishment militaire est suspecté d’avoir largement manipulé le processus électoral qui, en juillet 2018, a permis au Premier ministre Imran Khan d’accéder au pouvoir. De fait, 19 jours avant les élections générales, la cour des comptes du pays avait soudainement condamné trois dirigeants historiques de la PML-N à des peines de prison de un à dix ans de prison. Une sentence face à laquelle les avocats de la défense ont interjeté appel, ce qui aurait dû entraîner la suspension de la condamnation.
Or, cette demande n’a été prise en considération qu’après les dites élections — ce qui a potentiellement faussé le processus. Ce sont ces troublantes suspicions de trafic d’influence et de corruption au sommet de la magistrature qu’a révélé l’article de The News International signé par Ansar Abbasi.
Cité par le quotidien Dawn, celui-ci a attesté, durant l’audience de mardi, avoir intégralement vérifié la véracité de ses informations et de ses sources : « Rana Shamim m’a lui-même également [envoyé un message] pour me dire que ce que j’avais lu était correct. »
Document d’intérêt général
Son rédacteur en chef, Aamir Ghauri, également visé par des poursuites, a pour sa part rappelé son attachement à la recherche de l’intérêt public dans son choix de publier cette enquête : “Le [cœur du] problème n’est pas de savoir si le serment prononcé par le juge est vrai ou faux, mais de rendre public un document d’intérêt général”.
La troisième personnalité mise en cause dans cette affaire, Mir Shakil-ur-Rehman, a déjà passé huit mois en prison, avant d’être finalement libéré sous caution en novembre 2010. Au moment de son arrestation, RSF avait démontré la dimension parfaitement fallacieuse de l’accusation qui le visait.
Le Pakistan occupe la 145e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse publié en 2021 par RSF.