"Depuis l'invasion russe, les médias ukrainiens font preuve d'une résilience exceptionnelle, grâce à un paysage médiatique solide qui s'est forgé ces dernières décennies. Mais leur situation reste fragile : les journalistes sont menacés, les infrastructures médiatiques sont partiellement détruites, et la crise économique a contribué à la fermeture d’au moins 235 médias."
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 14 octobre 2024.
L’invasion russe du 24 février 2022 a plongé les médias ukrainiens dans une crise économique sans précédent. Face à ses défis, Reporters sans frontières (RSF), en coopération avec le groupe de réflexion pour les professionnels des médias The Fix, publie le rapport : “De la résilience à la reconstruction, assurer l’avenir des médias ukrainiens”. L’organisation appelle à la création d’un Fonds international pour la reconstruction des médias ukrainiens (IFRUM) pour garantir leur indépendance et préserver le droit à l’information.
De la résilience à la reconstruction, assurer l’avenir des médias ukrainiens
« Depuis l’invasion russe du 24 février 2022, les médias ukrainiens font preuve d’une résilience exceptionnelle, grâce à un paysage médiatique solide qui s’est forgé ces dernières décennies. Mais leur situation reste fragile : les journalistes sont menacés, les infrastructures médiatiques sont partiellement détruites, et la crise économique a contribué à la fermeture d’au moins 235 médias. Ce nouveau rapport de RSF montre qu’il est désormais urgent de se concentrer sur la reconstruction économique du secteur et chiffre à 96 millions de dollars sur trois ans les fonds nécessaires pour assurer l’avenir des médias indépendants. RSF appelle les bailleurs internationaux à rejoindre cette initiative de création d’un Fonds international pour la reconstruction des médias ukrainiens (IFRUM). »
Thibaut Bruttin, Directeur général de RSF
Les points clés du rapport De la résilience à la reconstruction, assurer l’avenir des médias ukrainiens :
1. L’invasion russe a bouleversé le paysage médiatique
Bombardements quotidiens, journalistes tués, pénurie de personnel, désinformation de masse… Depuis le 24 février 2022 :
- la sécurité des journalistes est menacée. Douze professionnels des médias ont été tués, au moins 43 blessés, 20 sont détenus par la Russie.* Des bombardements russes ont endommagé entre autres une vingtaine de tours de télévision.
- les rédactions perdent leur personnel. Les difficultés de recrutement du secteur, préexistantes à 2022, ont été exacerbées par la mobilisation de journalistes dans l’armée ukrainienne et les départs à l’étranger.
- les journalistes travaillent sous la pression des autorités politiques et militaires, qui limitent notamment l’accès à certaines zones.
- L’évolution de la consommation de l’information par le public favorise la diffusion de la désinformation. Les réseaux sociaux, en particulier Telegram qui n’est pas réglementé, sont devenus la première source d’information, mais aussi de désinformation. Les médias traditionnels doivent réfuter la propagande russe diffusée sur ces plateformes, tout en continuant de couvrir l’actualité.
- Les revenus des médias se sont effondrés avec une chute de près de 61 % des ressources publicitaires entre 2021 et 2022.
2. La crise économique va affaiblir le secteur médiatique sur le long terme
Privés de sources de revenus stables – publicité et abonnements entre autres – ou plus ponctuelles comme le crowdfunding –, nombre de médias ukrainiens ont perdu leur autonomie financière et dépendent d’une aide économique des bailleurs.
Si quelques médias locaux parviennent à se maintenir à flots, la grande majorité d’entre eux sont particulièrement touchés par la crise économique : alors qu’en 2021, 70 % des médias locaux avaient un budget issu à 90 % de revenus commerciaux, seuls 14 % parvenaient à atteindre ce niveau deux ans plus tard, rendant indispensable le soutien des bailleurs.
Cette situation critique multiplie les zones qui se transforment en déserts informationnels.
3. Pour éviter des fermetures de médias : 96 millions de dollars nécessaires
En parallèle de la baisse alarmante de leurs revenus, les coûts opérationnels des rédactions ont grimpé de 24 % en moyenne. Cela en raison de l’inflation qui a atteint 20 % en 2022, de l’achat de nouveaux équipements sécuritaires et énergétiques, et de la relocalisation des équipes dans des zones éloignées du front avec des loyers plus élevés.
Faute de soutien durable, plusieurs publications locales et régionales risquent de disparaître. En étudiant le budget de 42 médias ainsi que la situation économique du secteur, ce rapport révèle que 96 millions de dollars sur trois ans sont nécessaires pour assurer la continuité du travail des médias indépendants ukrainiens tout en couvrant l’ensemble de leurs frais administratifs.
Les recommandations de RSF
À partir de ces constats, RSF formule six recommandations aux bailleurs internationaux et au gouvernement ukrainien :
1. Financer la reconstruction de l’écosystème médiatique ukrainien en lançant un Fonds international pour la reconstruction des médias ukrainiens (IFRUM).
RSF appelle à la création d’un Fonds international pour la reconstruction des médias ukrainiens (IFRUM) : un mécanisme de financement transparent, autonome et indépendant des États, supervisé par un comité ad hoc indépendant, composé de membres représentant une diversité d’acteurs internationaux engagés dans le journalisme.
2. Développer un soutien financier assorti d’une conditionnalité fondée sur des normes de transparence.
L’information fiable doit être renforcée et protégée, et l’allocation des fonds provenant de l’IFRUM doit être décidée sur la base de critères de qualité et de transparence. Les investissements doivent être conditionnés par les engagements éthiques des médias.
3. Mettre en œuvre des mesures économiques supplémentaires pour relancer le secteur des médias en Ukraine.
Pour renforcer l’impact de l’IFRUM, le gouvernement ukrainien doit adopter en parallèle une série de mesures économiques ciblées permettant aux médias de reprendre leurs investissements sur le long terme.
4. Soutenir les médias de service public.
Le gouvernement ukrainien doit valoriser le rôle du radiodiffuseur public Suspilne, tout en veillant à ce qu’il conserve une totale indépendance éditoriale et financière, conformément aux critères énoncés à l’article 5 de la législation européenne sur la liberté des médias (European Media Freedom Act ou EMFA).
5. Mettre fin aux restrictions arbitraires et aux pressions gouvernementales.
Il n’est plus nécessaire de maintenir des programmes coûteux qui affaiblissent le pluralisme comme le télémarathon à la télévision. Les autorités ukrainiennes doivent aussi cesser toute forme de pression injustifiée sur les journalistes et mettre fin aux entraves sur leur droit à couvrir la guerre en limitant leur accès à certaines zones.
6. Établir un cadre réglementaire pour faire face à la crise de l’information.
Le gouvernement ukrainien doit créer une autorité indépendante de régulation des plateformes (IPRA). L’objectif principal de l’IPRA sera de produire des rapports annuels de “l’état de la désinformation” qui analysent des contenus spécifiques sur les plateformes en ligne, en particulier sur Telegram.
*Les chiffres figurant dans le rapport De la résilience à la reconstruction, assurer l’avenir des médias ukrainiens sur les journalistes morts, blessés et détenus sont à date de septembre 2024.