RSF exprime une nouvelle fois ses inquiétudes sur la dégradation de la situation sécuritaire et dresse la liste des prédateurs de la liberté de la presse.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 18 mai 2018.
Alors que la ville de Farah, la capitale de la province du même nom, est le théâtre de combats intenses entre les forces armées afghanes et les Talibans depuis le 15 mai 2018, plusieurs journalistes sont en danger. Reporters sans frontières (RSF) exprime une nouvelle fois ses inquiétudes sur la dégradation de la situation sécuritaire et dresse la liste des prédateurs de la liberté de la presse.
L’attaque a démarré après minuit le 15 mai. Les Talibans qui, depuis des jours, avaient intensifié leur offensive, sont entrés dans une partie de la ville de Farah. Actuellement, une trentaine de médias et de journalistes travaillant dans cette province, se trouvent sous la menace directe des assaillants. Ils travaillent notamment pour deux chaînes de télé (l’une privée, l’autre publique), cinq radios et deux journaux et pour des médias nationaux. Farah est l’une des provinces les plus dangereuses du pays.
En collaboration avec des associations de journalistes locales et les autorités, RSF essaye de trouver une solution pour leur sécurités. “Jusqu’à maintenant aucune attaque contre les médias et les journalistes n’a été signalée. La plupart ont trouvé refuge, en attendant la sécurisation de la ville”, a expliqué un journaliste présent sur place à RSF. De leurs côtés, les autorités ont envoyé des forces armées vers la ville et assure que la situation est sous contrôle.
Un bilan sinistre
Depuis janvier 2016 jusqu’à ce jour, RSF a recensé l’assassinat de 36 journalistes et collaborateurs de médias dans le pays, lors de différents attentats commis par les deux principaux prédateurs de la liberté de la presse, le groupe Etat islamique (Daesh) et les Talibans. Plusieurs autres journalistes ont été victimes de violences de la part des forces de police et des services de sécurité dans différentes régions. Les milices armées tenues par des hommes forts ou des gouverneurs locaux sont également des acteurs de la répression et des menaces contre les médias et les journalistes.
« Nous appelons les autorités à assumer leur devoir en garantissant la sécurité des journalistes et le respect du droit d’informer, déclare Reza Moini, responsable du bureau Iran-Afghanistan de RSF. Ces groupes armés sont devenus des acteurs majeurs de la répression contre les médias, le gouvernement doit les encadrer. Nous déplorons également la défiance et l’attitude accusatoire de la police et des forces militaires vis-à-vis des médias et des journalistes, mettant en péril la liberté d’information. Un terme doit être mis aux menaces envers les médias et à l’impunité des agresseurs de journalistes. »
Onze morts en moins d’une semaine
Le 30 avril 2018, en une seule journée, 10 journalistes ont été tués. Neuf d’entre eux dans un double-attentat – le 2e visait sciemment la presse – à Kaboul. Il s’agit de l’attaque la plus meurtrière depuis la chute des Talibans en décembre 2001. Dans un communiqué diffusé peu après la double attaque, le groupe Etat islamique (Daesh) a revendiqué ces tueries.
Quelques heures plus tard, Ahmad Shah, un journaliste pour la section pachtoune de la BBC, dans la province de Khost, a été tué par balles par des inconnus. La police a ouvert une enquête, le 10 mai 2018. Hokm Khan Habibi, le gouverneur de la province de Khost, a annoncé que « les assassins d’Ahmad Shah avaient été arrêtés et qu’ils seront bientôt renvoyés devant la justice ». Et d’ajouter que « la mort du journaliste était un acte terroriste, sans donner plus des détails.
Le 25 avril, Abdolmanan Arghand, un journaliste de la chaîne privée Kaboul News, dans la province de Kandahar, a également été assassiné par balles. Selon les informations recueillies par RSF, les responsables de la police avaient informé, le 5 mars 2018, le journaliste d’une menace imminente de la part des Talibans contre lui et son père en raison de leurs articles contre ce groupe. Les 13 et 15 mars, Abdolmanan Arghand avait été reçu par le commandant de la police de Kandahar, le chef de NDS, qui lui avait confirmé cette menace. Dans un message téléphonique, le journaliste faisait part de ses inquiétudes et de son mécontentement après cette entrevue. Le 26 avril, le commandant de la police de Kandahar a annoncé l’arrestation d’un suspect « membre des Talibans ». Dans une vidéo diffusée par la police, ce dernier fait des aveux complets.
Mais, Zabihollah Moudjahid, le porte-parole des Talibans, a déclaré que le suspect n’était pas membre de leur groupe et que leur propre enquête sur cet assassinat était en cours. Ce dernier nie également la responsabilité des Talibans dans la mort d’Ahmad Shah.
Des groupes armés non officiels menacent les médias et les journalistes
Les attaques contre les journalistes ont augmenté considérablement depuis un an dans le pays. Les journalistes se retrouvent pris en étau entre d’un côté, les Talibans et le groupe Etat islamique (Daesh) qui imposent leur guerre et leur haine contre la liberté de la presse et, de l’autre, les forces de police, l’armée et des miliciens « non officiels ».
Ces derniers sont les hommes de main des seigneurs de guerre et des hommes forts dans différentes régions du pays. Armés par le gouvernement ou des responsables politiques au pouvoir, ces hommes avaient pour première mission de résister et de lutter contre les groupes armés d’opposition, notamment les Talibans. Mais selon plusieurs sources, la plupart d’entre eux sont devenus eux-mêmes une des causes de l’insécurité des journalistes. Face à l’impuissance, voire à l’absence des forces de l’Etat, ces derniers se sont érigés en maîtres des lieux, confisquant les terres, taxant les voitures sur les routes principales, faisant également pression sur les médias pour imposer le silence. Publier des informations sur les activités mafieuses de ces groupes est devenu impossible même pour les médias nationaux.
Dans plusieurs régions, ils collaborent même avec ceux qu’ils sont censés combattre, à savoir les Talibans, notamment à Ghor, où récemment deux radios ont été détruites ou dans la Kapisa, dans le village de Najrab où l’un des chefs de ces groupes est un haut responsable de la Commission à la sécurité nationale du Parlement. Dans certaines provinces comme à Balkh, il est fréquent que des hommes influents, parmi lesquels l’ancien gouverneur, aient leurs propres armées privées.
Ghazni est un bon exemple de la situation des journalistes, à la fois victimes des Talibans de plus en plus présents dans la région, des forces de sécurité qui imposent aux médias le silence pour des raisons sécuritaires et de ces groupes armés non officiels qui travaillent à réprimer les voix indépendantes.
« La menace de ces groupes armés vient s’ajouter à celles déjà imposées par les hommes politiques influents, les mollahs, la police et le gouverneur. Ils n’ont pourtant légalement aucun pouvoir officiel. Que le gouvernement tolère les actes illégaux de ces groupes est irresponsable», explique à RSF un journaliste de la province de Ghazni, sous couvert d’anonymat.
Dans ces régions où ces hommes armés règnent en maîtres, l’impunité est forte. Les enquêtes sur les attaques des radios Sedai Edelat (La voix de la Justice) le 21 janvier 2018, et Radio Sarhad ( Frontière), le 23 décembre 2017, dans la ville de Firozkoh, n’avancent pas suffisamment. Dans le cas de la première radio, la police a arrêté le journaliste Abdlvodod Samim, présent au moment des faits et accusé d’être le principal suspect. Cette mise en accusation a été contestée par de nombreux collègues, dont le directeur de la radio. La police n’a pour l’heure pas trouvé d’autres preuves.
Les journalistes face à la pression des gouverneurs, de la police et de l’armée
Le 25 mars, à Hérat, les journalistes Farhad Joya de 1TV, Nazir Ayoubi de l’agence Khohandej, et Firouz Mashouf et Yahya Fouladi, de la chaîne privée Tamadon, ont été violemment empêchés par trois agents de direction de la sécurité nationale de couvrir un attentat perpétré par le groupe Etat islamique contre une mosquée. En dépit d’un communiqué officiel condamnant l’ingérence de ces agents, les journalistes en question attestent qu’aucune mesure n’a été prise contre eux.
Quelques jours plus tard, le 29 mars, alors qu’il se rendait au siège de la police de la province de Takhâr pour réaliser un reportage sur le terrorisme, le journaliste Erfan Barzegar de la radio Salam Watandar a opposé une résistance aux tentatives d’intimidation du directeur de la lutte contre le terrorisme, ce qui lui a valu d’être menacé d’arrestation et d’emprisonnement. Il ne doit qu’à d’autres fonctionnaires présents lors de l’incident d’avoir échappé à la prison.
Le 15 mars, Farhad Tuhidi a été passé à tabac par la police de Hérat pour avoir voulu réaliser un reportage sur un accident de voitures mettant en cause des militaires. Le 23, c’est Marouf Seiedi de la radio Salam Watandar par la police de Ghor, qui, parce qu’il filmait une bagarre entre agents de police pendant une célébration du Norouz, le nouvel An perse, qui a également été violemment frappé par des représentants de l’ordre – soutenu par leur chef, Ziaedin Sagheb, lorsqu’il est arrivé sur les lieux. Enfin, le 25 mars, Ghotbedin Khohi a été insulté et frappé par les forces spéciales de sécurité pour le simple fait d’avoir filmé une rue de la ville de Meymaneh, dans la province de Faryab.
Dans un communiqué daté du 7 avril 2018, le Comité de coordination pour la sécurité des journalistes et des médias fait état de 1072 cas de violences contre des journalistes recensés depuis 15 ans. Parmi ceux-ci, 172 seulement ont fait l’objet d’une enquête ; 68 ont été classés sans suite et trois affaires d’assassinats de journalistes, dans les provinces de Balkh (2005), de Nangarhâr (2008) et de Helmand (2009) sont toujours en cours.
L’Afghanistan est 118e sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse 2018 établi par Reporters sans frontières.