Dans la nuit du 26 septembre 1996, les taliban entrent dans Kaboul et prennent le contrôle de la capitale de l’Afghanistan. Une de leurs premières mesures est la mise sous scellés des locaux de la télévision nationale et l’interdiction de toute émission télévisuelle. Quatre ans après leur prise du pouvoir, les taliban et leurs alliés […]
Dans la nuit du 26 septembre 1996, les taliban entrent dans Kaboul et prennent le contrôle de la capitale de l’Afghanistan. Une de leurs premières mesures est la mise sous scellés des locaux de la télévision nationale et l’interdiction de toute émission télévisuelle. Quatre ans après leur prise du pouvoir, les taliban et leurs alliés contrôlent plus de 90% du territoire national. Leurs dernières victoires militaires risquent de faire tomber irrémédiablement les vallées tenues par l’opposition, et notamment celle du Panshir où s’est réfugié le commandant Massoud. À Kaboul, l’ordre règne. L’Afghanistan s’appelle désormais l’Émirat islamique d’Afghanistan et la loi en vigueur est la Charia. Les taliban ont imposé des réformes radicales, notamment sur le statut des femmes. La liberté de la presse, déjà malmenée par les prédécesseurs des taliban, a disparu. La télévision est toujours fermée et le bâtiment est devenu une caserne. L’unique radio couvrant l’ensemble du territoire ne diffuse que des émissions religieuses – où même la musique n’a pas lieu d’être – et la propagande officielle. La presse écrite – il n’y a pas plus de dix publications dans tout le pays – est contrôlée par le régime. Seuls les médias de l’extérieur, renforcés par les dizaines de journalistes exilés, tentent d’informer une population manipulée par les « étudiants en théologie ».
Les taliban n’ont pas hésité à assassiner des journalistes afghans réfugiés au Pakistan. Des dizaines d’autres ont été menacés pour s’être opposés, dans leurs écrits, à la domination des taliban sur le pays. Cet acharnement contre la liberté de la presse est justifié par des préceptes religieux hérités des enseignements dispensés dans les « madrasas », ces écoles coraniques du Pakistan. Le risque d’une « talibanisation » du Pakistan, et surtout de la Province de la frontière du Nord-Ouest, s’accroît au moment même où les mouvements religieux pakistanais ont entamé un bras de fer avec le gouvernement militaire du général Pervez Musharraf sur le dossier des télévisions câblées.
Une presse sacrifiée
La presse écrite a pratiquement disparu d’Afghanistan. Depuis la chute du roi Zahir Shah, en 1973, et la fin de la « décennie démocratique », la presse est aux mains du gouvernement. Dès son arrivée au pouvoir en 1978, le Parti démocratique (communiste) met en place un système médiatique sur le modèle soviétique. Une centaine de publications, dépendantes des institutions étatiques, sont scrupuleusement contrôlées par le septième bureau, chargé de la censure, du ministère de la Sécurité. A l’arrivée des moudjahidin, en 1992, 90% de la presse écrite disparaît : interdite ou privée de toute ressource matérielle. La prise du pouvoir par les taliban, en 1996, marque une reprise en main totale de la presse : les journalistes fuient par dizaines et des nouvelles équipes, composées de miliciens, de « conseillers pakistanais » et d’anciens journalistes, sont mises en place. Les miliciens taliban vont arrêter les journalistes qui n’ont pas réussi à fuir ou se cacher. Khalil Rostaqi, intellectuel et journaliste au journal Mayan, est arrêté une semaine après la prise de Kaboul. Il sera détenu six mois par les miliciens taliban. Au même moment, Abdulhanan Rahimi, journaliste de la télévision nationale, est arrêté à son domicile. Accusé d’être un espion du commandant Massoud et d’avoir fait des « reportages hostiles aux taliban », il est détenu pendant cinq mois dans une cave avec trois autres personnes. Avant de le libérer, l’un de ses geôliers le menace : « Si on t’arrête une seconde fois, c’est la mort. »
A l’heure actuelle, il existe en Afghanistan moins de dix publications régulières pour 21 millions d’habitants : l’hebdomadaire en anglais Kabul Times, vitrine du gouvernement à l’extérieur du pays, la revue en pachtou Nangarhar, et les journaux en perse Hewad (Patrie), Anees (Compagnon) et Shariat. En province, quelques publications paraissent irrégulièrement sous le contrôle des autorités locales. Le contenu des publications est très pauvre : pas de photographies, pas de portraits, pas de courrier des lecteurs et pas d’éditoriaux. Toutes les informations reprises dans ces publications sont issues des ministères et de l’agence de presse officielle. Les conditions de travail des journalistes sont très dures. Ils sont aux ordres des miliciens taliban intégrés aux rédactions. L’État paie très mal et irrégulièrement ses journalistes : la majorité d’entre eux gagnerait environ 12 euros par mois.
En revanche, à l’université de Kaboul, le journalisme est « toujours enseigné avec les critères de la presse internationale et l’éthique de la profession », affirme le recteur. Selon celui-ci, ce qui se passe à l’extérieur de l’université ne le concerne pas et il refuse de commenter la position des taliban sur la liberté de la presse. L’université est, bien entendu, réservée aux hommes.
Les taliban ont lancé, en juillet 2000, L’Émirat islamique, un mensuel en anglais, publié à Kandahar, afin de « contrecarrer les informations biaisées diffusées par les ennemis de l’Islam ». Ce magazine dont le premier exemplaire titrait en « une », « Pas de camps terroristes en Afghanistan » et « Extrader Oussama ben Laden équivaut à bafouer un pilier de notre religion », vient s’ajouter au site Internet www.afghan-ie.com, vitrine des taliban sur la toile. Alors même que l’Internet est totalement interdit dans le pays, les maîtres de Kaboul ont développé ce site qui défend notamment la reconnaissance de leur régime par la communauté internationale. Dans ces médias gouvernementaux, les taliban réclament régulièrement le siège de l’Afghanistan aux Nations unies toujours occupé par le « gouvernement » de l’ancien président Rabbani.
Un journaliste afghan, revenu depuis peu de Kaboul, est catégorique : « Aujourd’hui, il n’existe plus de journalistes en Afghanistan. Ils font un travail de religieux. Il leur est formellement interdit d’écrire quoi que ce soit. » Un de ses collègues, exilé en France,
porte le même jugement sur les journalistes de l’unique station du pays, Radio Charia : « Ils diffusent douze heures de programme par jour sans aucun contenu journalistique et aucune chanson. Vous avez en alternance des prêches et des débats religieux, et de la propagande où ils insultent Massoud et les Américains. »
Un pays sans images
Il est interdit de photographier l’émir de l’Afghanistan, Mollah Mohammed Omar, sous peine d’être condamné à mort. Les journalistes étrangers qui ont couvert l’Afghanistan depuis 1996 témoignent de la nervosité des miliciens vis-à-vis des appareils photographiques et des caméras, les « boîtes du diable ». « Si nous avions eu notre caméra sur nous, ils nous auraient tués », raconte Salim Safi, un journaliste pakistanais de l’agence de presse News Network International, arrêté en septembre 1999, avec un autre reporter. Après avoir couvert une réunion de l’opposition dans le nord du pays, le journaliste avait préféré confier sa caméra à un ami afghan qui l’avait acheminée jusqu’à Peshawar. Les taliban les ont accusés d’être entrés illégalement sur le territoire afghan et d’être des « espions à la solde des Iraniens ». Salim Safi raconte que l’un des miliciens l’a menacé : « Tu es un journaliste connu. Et alors ? Tu seras mort mais personne ne le saura. » Ils ne seront libérés qu’après l’intervention de leur rédaction auprès du ministre des Affaires étrangères afghan, cinq jours plus tard.
Plus récemment encore, le 11 août 2000, trois journalistes étrangers sont interpellés sur ordre du ministre adjoint de l’Entretien de la foi et de la Suppression du vice qui leur reproche d’avoir essayé de prendre des photos d’un match de football à Kaboul. « La police religieuse nous a arrêtés et interrogés pendant deux heures. Ils ont confisqué les films du photographe après nous avoir reproché d’avoir violé leur loi qui interdit de photographier des êtres vivants », raconte Khawar Mehdi, un journaliste pakistanais qui accompagnait Pepe Scobar, un reporter brésilien, et Jason Flario, un photographe free-lance américain. Khawar Mehdi livre ses impressions : « Les Taliban ont de plus en plus tendance à considérer les journalistes étrangers comme des espions. Ils ne nous aiment pas et nous soupçonnent de mauvaises intentions quand nous venons en Afghanistan. » Zaheer, un photographe afghan âgé d’une soixantaine d’années, affirme que la « photographie est morte en Afghanistan ». Un autre photographe basé à Peshawar reconnaît ne plus se rendre en Afghanistan depuis 1998. « Il est devenu impossible de travailler et en plus ils t’obligent à te laisser pousser la barbe », ajoute-t-il.
En ce qui concerne la télévision, les taliban ne semblent pas prêts à autoriser de nouveau la diffusion de programmes. Abdul Hai Mutmaeen, le ministre de l’Information et de la Culture de la province de Kandahar (est du pays), a déclaré, en août 2000, à un journaliste étranger qu’il « n’était pas question de lever l’interdiction de la télévision ». Pourtant, en juillet dernier, au cours d’un séminaire consacré au « rôle des médias » et organisé par le ministère de l’Information et de la Culture, certains officiels avaient suggéré la reprise des émissions. Mais selon le ministre, il est impossible de « contrôler ce que regardent les gens ». Il faut rappeler également que depuis leur entrée à Kaboul, les miliciens ont systématiquement détruit tout le matériel audiovisuel : films et cassettes vidéo brûlés lors d’autodafés publics, destruction de postes de télévision, d’appareils photo, de caméras et du matériel hi-fi.
La presse étrangère sous contrôle
Depuis l’instauration du régime communiste, il est très difficile de trouver des journaux occidentaux à Kaboul. En revanche, les publications des pays voisins, essentiellement le Pakistan et l’Iran, avaient réussi à pénétrer le marché afghan durant le régime des moudjahidin. Le 27 février 1997, le ministre de l’Information et de la Culture a annoncé l’interdiction de vendre des livres et des magazines édités à l’étranger. Depuis, les Afghans sont privés des journaux pakistanais tels que le Frontier Post, The News International, ou Wahdat, publié en pachtou. Plus de trois mille exemplaires de Wahdat traversaient la frontière, au milieu des années 90, pour être distribués dans les principales villes de l’Afghanistan. Les autorités taliban ont ainsi mis fin à la circulation de tous les journaux publiés au Pakistan et en Iran. Selon l’un des responsables du réseau de distribution d’un quotidien pakistanais, les miliciens contrôlent scrupuleusement l’arrivée des publications. « Le chauffeur de la camionnette de livraison a été plusieurs fois menacé. Il n’a le droit d’amener le journal qu’aux institutions autorisées par les taliban », raconte cet homme de presse. Dans les faits, seuls quelques ministères, les représentations diplomatiques, certains journalistes étrangers ou des organisations internationales sont autorisés à recevoir ces journaux. « De toute manière, il n’existe plus de kiosques à journaux dans les grandes villes du pays », ajoute le même homme. Certains Afghans tentent malgré tout de se procurer des journaux étrangers. Wahdat serait distribué sous le manteau. « J’ai vu des étudiants enfouir des journaux pakistanais dans leur pantalon de peur d’être vus avec. Ils savent qu’ils prennent un gros risque », témoigne un Pakistanais revenu récemment de Jalalabad. Le seul journal autorisé par les autorités de Kaboul est Zarbe Momin, un hebdomadaire en ourdou, publié à Karachi, et qui soutient la cause des taliban. Selon un journaliste afghan de Peshawar, ce média est bien vu par le gouvernement de Kaboul car il s’oppose à la « propagande des occidentaux contre les taliban ». Paradoxalement, les officiels afghans privilégient la presse pakistanaise pour s’informer. « Ils n’ont pas d’autres choix puisqu’ils ont interdit tous les médias », ironise un journaliste pakistanais.
Le quotidien en pachtou Wahdat, publié au Pakistan, a essayé de conserver un correspondant dans la ville de Jalalabad (est du pays). Mais sous la pression des autorités, Asadullah Hisar Shahiwal a été contraint de démissionner. Il avait été arrêté plusieurs fois pour des articles publiés dans Wahdat. Le quotidien garde un correspondant à Kaboul, Danish Karukhel, dont la marge de man¦uvre est très limitée, selon un responsable de la rédaction basée à Peshawar. « Son travail journalistique se limite à interviewer des officiels taliban. Un article critique serait trop dangereux pour lui », ajoute le journaliste à propos de son collègue.
Les taliban justifient régulièrement l’interdiction des médias étrangers par la « subjectivité des articles publiés sur l’Afghanistan ». Selon Abdul Hai Mutmaeen, le ministre de
l’Information et de la Culture de la province de Kandahar, les « Américains sont contre les taliban » et « leur presse donne une image déformée de la situation ».
Les journalistes iraniens, et tous ceux accusés d’être « des espions à la solde de Téhéran », sont également la cible des Taliban. Le 7 août 1998, Mahmoud Saremi, correspondant de l’agence officielle iranienne IRNA, et huit diplomates iraniens sont assassinés par des miliciens taliban dans le consulat d’Iran à Mazar-i-Sharif, ville du nord du pays. Leurs corps auraient été laissés sur place pendant deux jours puis jetés dans une fosse commune. Le 11 septembre, les autorités de Kaboul confirment la mort du journaliste. Suite à cet incident, une crise aiguë s’ouvre entre les deux pays. Les médias inféodés à Kaboul dénoncent violemment l’Iran et ses espions. Les médias de Téhéran sont interdits en Afghanistan et des journalistes étrangers sont accusés d’être des espions iraniens.
Les journalistes étrangers soumis à une réglementation draconienne Les miliciens taliban n’ont jamais hésité à agresser ou à menacer des journalistes étrangers. Ainsi, un mois à peine après leur entrée dans Kaboul, des combattants taliban interpellaient et passaient à tabac deux journalistes argentins accusés d’avoir essayé d’interviewer des femmes. En novembre de la même année, Dorothée Olliéric, reporter de la chaîne de télévision France 2, est empêchée de travailler car elle est non voilée. En tout, plus de vingt-cinq journalistes étrangers ont été arrêtés par les miliciens taliban depuis septembre 1996.
Les autorités ont également imposé, au mois d’août 2000, une réglementation très stricte pour les correspondants de la presse étrangère et les envoyés spéciaux. Les reporters étrangers se voient distribuer, à leur arrivée à Kaboul, un dossier avec une liste de « vingt et un points à respecter ». La première de ces règles est de publier des informations qui « rendent compte de la réalité afghane » et ne choquent pas « le sentiment des gens ». Suit une longue litanie de recommandations qui pourrait tenir de la tracasserie bureaucratique dans d’autres pays mais montre la méfiance des autorités afghanes à l’encontre de la presse étrangère et la volonté de mieux contrôler la présence des reporters de passage sur le sol afghan. Selon ce texte issu du Département de l’information et de la culture (DIC), les journalistes étrangers ne sont pas autorisés à « entrer dans des maisons privées », « interviewer une femme afghane sans la permission du DIC », « prendre des photos ou filmer un être humain ». Les reporters sont également obligés d’informer le DIC de leurs déplacements en dehors de Kaboul et de respecter les « zones interdites » du pays. Les autorités imposent également aux correspondants de la presse étrangère de ne travailler qu’avec des traducteurs ou des assistants locaux autorisés par le DIC, de faire enregistrer auprès du ministère compétent leurs équipements de travail et de renouveler leur autorisation de travail tous les ans. Enfin, les chefs des bureaux représentants des médias internationaux sont contraints d’assister aux conférences de presse des autorités et de vérifier que seul apparaisse le nom « Émirat islamique d’Afghanistan » dans les articles et dépêches. Les sanctions prévues en cas de non-respect de ces règles ne sont pas précisées dans le document transmis par les autorités.
Par ailleurs, certains journalistes pakistanais dénoncent le contrôle des autorités sur les traducteurs assignés aux reporters étrangers. « Ils sont presque tous affiliés au gouvernement. Les gens ont peur de parler devant eux car tout le monde sait qu’ils font des rapports au DIC », expose un journaliste de Peshawar. Il ajoute : « J’ai entendu des traducteurs rapporter au journaliste étranger l’inverse de ce que venait de dire la personne interrogée. » Autre moyen de contrôler les journalistes étrangers : seul l’Hôtel Intercontinental de Kaboul leur est accessible. Il leur est interdit de séjourner chez des particuliers. Une famille afghane qui avait accueilli un journaliste pakistanais a été harcelée par les miliciens taliban, affirme Jan Agha, un commerçant afghan réfugié près de Peshawar.
À Kaboul, les correspondants de la presse étrangère sont très rares. Seules la BBC et l’Agence France-Presse disposent d’un correspondant étranger résidant dans la capitale afghane. Les autorités ont récemment autorisé l’ouverture de bureaux des chaînes de télévision CNN et Al-Jazeera à Kaboul. Kate Clark de la radio BBC et Amir Shah de l’agence de presse américaine Associated Press ont témoigné à diverses reprises des pressions qu’ils subissent. Selon la journaliste britannique, les conditions de sécurité sont telles qu’il « faut travailler discrètement et très vite ». « Il faut prendre l’info et s’enfuir, de peur de se retrouver dans un mauvais coup », précise-t-elle.
Certains reporters pakistanais, habitués à couvrir le conflit afghan, éprouvent de grandes difficultés à obtenir des visas à Peshawar pour entrer en Afghanistan. « Les journalistes occidentaux obtiennent facilement des visas alors que nous, qui parlons la langue des Afghans, sommes empêchés d’entrer en Afghanistan », avance Ilyas Khan, reporter au mensuel pakistanais The Herald. Selon ce dernier, c’est une politique délibérée des taliban qui vise à masquer la détérioration rapide de la situation dans le pays. « Un journaliste étranger avec un traducteur ne peut pas saisir ces évolutions et trouver les bonnes informations », explique-t-il. Shamin Shahid, chef du bureau de Peshawar du quotidien The Nation, s’est vu refuser vingt fois sa demande de visa par le Consulat afghan, depuis février 1999.
Menaces contre les journalistes exilés
Après la prise de Kaboul et de Jalalabad par les taliban, la majorité des journalistes fuient le pays vers les zones contrôlées par l’opposition, le Pakistan, l’Iran ou le Tadjikistan. Ainsi, des quinze membres de la rédaction de Subh Omid (Le matin de l’espoir), un bimensuel créé en mars 1995, deux seulement sont restés à Kaboul. Selon Latif Pedram, l’un des fondateurs de la revue, qui s’est caché dès l’arrivée des taliban de peur d’être « décapité », « l’exil est devenu la seule manière de survivre quand on est un journaliste afghan ». Depuis Peshawar, une dizaine de journalistes ont été envoyés par le Haut-Commissariat aux réfugiés vers des pays occidentaux. Plusieurs dizaines d’autres ont gagné un pays d’accueil par leurs propres moyens. Les exilés qui ont fui les taliban retrouvent ceux qui ont échappé aux communistes ou aux moudjahidin. Ils ont créé de nouveaux médias ou travaillent pour les cinq radios internationales qui ont un service en persan. Ces dernières, et notamment la station britannique BBC, connaissent un grand succès en Afghanistan. Selon Latif Pedram, « les radios internationales sont les seuls médias de masse que connaît l’Afghanistan. C’est une bouée de sauvetage en même temps qu’une fenêtre ouverte vers l’extérieur. »
Une fois à l’extérieur, ces journalistes ne sont pas pour autant en sécurité. Deux reporters afghans ont échappé de justesse à des tentatives d’assassinat au Pakistan depuis 1996. Au moins cinq autres ont été agressés ou menacés de mort. Les enquêtes de la police
pakistanaise, souvent bâclées, n’ont pas permis d’identifier les coupables.
Le 2 octobre 1998, deux inconnus tirent à plusieurs reprises sur Abdul Hafiz Hamid Azizi alors qu’il rentre chez lui, à Peshawar. Écrivain et chroniqueur régulier des quotidiens afghans Sahaar et Wahdat, Hamid Azizi, d’origine tadjik, avait reçu des menaces de mort anonymes. L’une de ces lettres lui conseillait de « ne plus publier d’articles et de ne plus écrire d’analyses politiques. Si ce n’est pas le cas, toi ou ta famille serez punis par une mort exemplaire, l’enlèvement ou le déshonneur. » Trois jours plus tard, Najeeda Sara Bid, journaliste du service en pachtou de la radio britannique BBC à Peshawar, échappe à un assassinat près de son domicile. Comme Hamid Azizi, elle avait reçu des menaces anonymes. « Ils m’insultent dans la rue, me menacent par téléphone ou par e-mail » a-t-elle confié à Reporters sans frontières. Quelques semaines avant la tentative d’assassinat, un groupe d’Afghans l’avait arrêtée dans la rue. Sara Bidi se souvient de leurs menaces : « Combien de temps tu vas continuer à écrire et à défendre les droits des femmes? Pourquoi tu ne restes pas chez toi? En Afghanistan, un gouvernement islamique est au pouvoir et nous allons t’empêcher de continuer à travailler, même au Pakistan. » La journaliste est sûre que les taliban sont à l’origine de ce harcèlement. Pour preuve, une des lettres de menaces est écrite sur un papier à en-tête du ministère de l’Intérieur afghan. Quelques mois plus tard, la journaliste s’exile en Europe.
Le 2 novembre 1998, Mohammad Hashim Paktianae, journaliste de la presse officielle à l’époque des communistes et cousin de l’ancien président Najibullah, est assassiné à son domicile de Hayatabad par des inconnus. Aucune enquête n’a abouti, mais selon ses proches, ce meurtre est vraisemblablement lié à ses activités au sein de l’opposition afghane.
En août 1998, Walliulah Saleem, directeur de l’agence de presse afghane indépendante Sahaar basée à Peshawar, est menacé de mort. Il accuse les taliban d’être à l’origine de ces pressions. De peur d’être assassiné, il se réfugie dans la clandestinité pendant quatre mois. Plus récemment, le 4 juillet 2000, Inayat-ul-Haq Yasini, journaliste du quotidien Wahdat et résidant à Peshawar (nord-ouest du Pakistan), reçoit des appels anonymes le menaçant des « pires conséquences ». Dans l’édition du 26 juin, Wahdat avait publié une enquête d’opinion auprès de réfugiés afghans dans des camps au nord-ouest du Pakistan. Le même interlocuteur anonyme aurait affirmé que cet article était trop favorable au général Al-Maroof Shariati, dirigeant du Conseil national afghan pour la paix (parti d’opposition en exil).
Selon les journalistes afghans interrogés par Reporters sans frontières, les menaces viennent autant des taliban que des groupes religieux pakistanais et même des « services secrets pakistanais qui travaillent main dans la main avec les maîtres de Kaboul. » Des professionnels de la presse afghans affirment avoir été convoqués par des officiers des services pakistanais qui leur auraient demandé de leur faxer tous les articles avant publication et de ne pas travailler pour Radio Téhéran. Un journaliste afghan expérimenté constate que certains de ses confrères évitent tout article critique envers les taliban, de peur d’être menacés ou de ne plus pouvoir entrer dans le pays.
Les autorités de Kaboul auraient même établi une liste noire de journalistes afghans indésirables dans le pays. Ils sont ainsi sanctionnés pour des écrits jugés « hostiles » aux taliban. L’un d’entre eux, Jamal Kotwal, a fui son pays en 1993 après avoir travaillé dans différents médias contrôlés par le régime communiste. Réfugié à Peshawar, il a collaboré à la station gouvernementale iranienne Radio Téhéran ce qui lui a valu de nouvelles critiques des taliban. « Indirectement, on m’a fait savoir que c’était dangereux de continuer à travailler pour la radio officielle d’un pays qui menaçait l’Afghanistan. De peur, j’ai démissionné. Depuis, je n’ai jamais quitté la liste noire des journalistes adversaires des taliban », assure Jamal Kotwal, devenu correspondant de la radio allemande Deutsch Welle.
Selon un journaliste afghan, il existe actuellement une trentaine de publications afghanes à l’étranger. Une dizaine sont disponibles sur l’Internet. Édités en Iran, au Pakistan, au Tadjikistan, en Allemagne ou aux États-Unis, ces journaux sont avant tout publiés par des groupes d’opposition. Quelques dizaines d’exemplaires entrent clandestinement en Afghanistan où leurs lecteurs prennent de gros risques. Au Pakistan, le quotidien Wahdat, publié en pachtou, a conquis une place importante au sein de la population réfugiée. Essentiellement constituée de journalistes afghans exilés, la rédaction de Wahdat comprend également certains reporters favorables aux taliban. Ainsi Janullah Hashimzada affirme se rendre régulièrement en Afghanistan et n’avoir aucun problème avec les autorités. Se définissant lui-même comme un journaliste pro-Taliban, le jeune reporter met en cause la presse internationale, accusée de « s’attaquer injustement à l’Afghanistan ».
Une « talibanisation » du Pakistan
« Nous n’hésiterons pas à utiliser tous les moyens pour obliger le gouvernement à fermer les télévisions par câble dans le pays », menace Ehsan-ul-Haq, un des responsables du mouvement Islami Muttahida Inqilabi Mahaz qui rassemble vingt et une organisations islamistes pakistanaises. Les mouvements religieux de ce pays ont déclenché, en juin 2000, une campagne contre les opérateurs de télévision câblée, autorisés par le gouvernement fédéral au début de l’année. Pour mobiliser leurs troupes contre les télévisions « vulgaires et obscènes », les ulémas ont publié une fatwa qui demande aux musulmans de se lever contre le « diable », les opérateurs de chaînes par câble. Déjà en avril 2000, des militants de Islami Tehrike-e-Taliban ont détruit du matériel audiovisuel, et notamment des cassettes vidéo, sur le marché de Miranshah (à quelques kilomètres de la frontière avec l’Afghanistan).
Cette campagne a commencé dans la Province de la frontière du Nord-Ouest où est né le mouvement taliban. Le 13 juin 2000, un groupe de religieux exige de l’administration locale de la ville d’Hyatabad (au sud-ouest de la ville de Peshawar) la fermeture de six opérateurs de télévision câblée, récemment installés. Un des responsables du district demande au commissaire de Peshawar de fermer ces six opérateurs. Zakria Khan, l’un des investisseurs visés, raconte : « Le 13 juin, la police m’a convoqué au commissariat. L’officier de police m’a expliqué qu’on lui avait demandé de fermer ma société et de saisir mon matériel. Il n’avait aucun document écrit à me présenter. » Après avoir consulté son avocat, Zakria Khan applique la décision du commissaire, de peur d’avoir « de gros problèmes ». Il raconte également comment de jeunes militants islamistes, la nuit, coupent les câbles. « Nous en avons attrapé plusieurs, mais la police les relâche tout de suite, sous la pression des religieux », s’étonne Zakria Khan. Avec lui, cinq autres opérateurs déposent un recours, le 24 juin, devant la Haute Cour de justice de Peshawar. Quelques jours auparavant, le 21 juin, Muhammad Shafique, le gouverneur de la province, annonce l’interdiction des opérateurs de télévision câblée dans cette région au cours d’une manifestation à Peshawar réunissant plusieurs milliers de militants des mouvements religieux. Le lendemain, son porte-parole diffuse un rectificatif après que le gouvernement fédéral lui a rappelé que cette décision ne relevait pas de la compétence du gouverneur. Ce conflit avec le pouvoir central contraint le gouverneur à démissionner le 13 août.
Le 5 juillet, les opérateurs sont autorisés à reprendre leurs activités. Mais les religieux continuent à se mobiliser et publient dans les principaux journaux pakistanais des communiqués très agressifs. Le 20 juillet, l’un des chefs religieux déclare que « la décision de la Haute Cour de Peshawar n’est pas conforme à la Constitution et à l’islam. Nous interdirons les opérateurs par la force si le gouvernement ne le fait pas par la loi ». En réponse, le gouvernement fédéral rappelle que les opérateurs disposent de licences et qu’il ne tolèrera pas des attaques contre ces entreprises.
Les mouvements islamistes menacent également de s’en prendre aux cinémas, aux magazines et aux affiches de cinéma. Paradoxalement, des mollahs pakistanais, interrogés par Reporters sans frontières, rétorquent que les mouvements religieux n’ont pas l’intention de s’attaquer à la liberté d’expression car l’islam garantit pleinement cette liberté. Ainsi Maulana Hasan Jan, ancien élu d’un parti islamiste à la chambre basse du Parlement, explique qu' »Omar, le second Calife, avait un jour décidé de baisser une dot. Une femme avait protesté en citant un verset coranique. Le Calife avait alors immédiatement changé sa décision en suivant les critiques de cette femme ». Pour le religieux, cette attitude du Calife montre combien l’islam tolère la critique.
Les mouvements religieux pakistanais ont les moyens d’imposer leurs points de vue aux autorités locales. Pour cela, ils alternent pressions politiques, menaces, manifestations et actions de sabotage. Si l’existence d’une presse pluraliste, élément constitutif d’un l’islam pakistanais libéral, n’a jamais été publiquement remise en cause par les chefs religieux, on peut craindre que la revendication par ces derniers d’une application plus stricte de la Charia débouche sur des actes de censure.
Des partis politiques religieux pakistanais entretiennent d’étroites relations avec le mouvement taliban. Basés dans les écoles coraniques du nord-ouest du Pakistan, ces mouvements ont aidé les taliban lors de leur accession au pouvoir et veulent maintenant tirer profit des succès des maîtres de Kaboul. Ils font la promotion du système imposé
en Afghanistan, notamment dans leurs bulletins d’information.
Les mouvements religieux pakistanais ont, à plusieurs reprises, mobilisé leurs troupes pour s’attaquer à des journalistes. En octobre 1996, des membres de Jamiat Ulema-i-Islam (JUI, parti islamiste) attaquent les locaux du quotidien Ummat et brûlent des exemplaires du journal qui critique des articles critiques envers les taliban. En décembre 1996, des inconnus tentent d’assassiner Fakhr Alam, le correspondant du journal The Muslim à Peshawar. Ils saccagent et brûlent les bureaux du quotidien. The Muslim avait publié une caricature du chef du JUI dansant avec des actrices afghane et pakistanaise. Fakhr Alam a réussi à identifier l’un de ses agresseurs comme l’un des dirigeants de la branche étudiante du JUI. Ce dernier a été arrêté. Mais, sous la pression du JUI, il est libéré au bout de six jours. Aucune condamnation ne sera prononcée par la justice pakistanaise dans cette affaire de tentative de meurtre d’un journaliste.
En septembre 1998, Saeed Iqbal Hashmi, correspondant du quotidien Mashriq à Peshawar, est condamné à mort par une fatwa lancée par des ulémas proches du JUI. Le reporter décide de se cacher alors que des militants manifestent devant les locaux du journal. Le 17 décembre 1998, deux hommes armés se présentent au domicile de ses parents pour l’assassiner. « Les religieux m’ont accusé d’être juif et d’être membre du lobby juif hostile aux intérêts des Taliban. Je n’avais jamais vu un juif de ma vie », se souvient Saeed Hashmi. En réalité, les religieux lui reprochent un article sur les abus sexuels dont sont victimes de jeunes garçons dans les madrasas. Les autorités pakistanaises étant incapables d’assurer sa sécurité, Saeed Hashmi décide de s’exiler, en janvier 1999, en Europe.
Des éditorialistes pakistanais se sont inquiétés de la « talibanisation » de la région de Peshawar. Ainsi Ismail Khan écrivait récemment dans The News International : « L’idée de talibanisation de la Province de la frontière du Nord-Ouest est peut-être encore un peu tirée par les cheveux mais la réalité nous regarde droit dans les yeux. Doit-on fermer les yeux et se comporter comme des autruches? Le moment est venu pour nous d’avoir des prises de position retentissantes. » Et un éditorialiste du Frontier Post d’ajouter: « Ces gardiens autoproclamés de la morale de la nation devraient savoir que la population n’est pas prête à accepter leurs guides spirituels. »
Conclusion et recommandations
L’Afghanistan est aujourd’hui l’un des pays au monde où il n’existe aucune liberté de la presse. Les taliban ont prolongé et développé la politique de leurs prédécesseurs, communistes et moudjahidin. Ils contrôlent totalement les moyens de communication et, fait unique au monde, ils ont interdit les images. Ce rigorisme prive la population afghane, meurtrie par plus de vingt ans de guerre civile, d’images de son pays et du monde extérieur. Cette phobie des représentations de l’homme et de la nature explique l’acharnement des miliciens taliban à l’égard des journalistes, cameramen et photographes étrangers qui cherchent à ramener, de ce pays replongé dans le moyen âge, des images. La volonté des taliban d’être reconnus par les Nations unies comme le pouvoir légitime en Afghanistan les obligera, peut-être, à annuler certaines de leurs restrictions vis-à-vis de la liberté d’expression.
Reporters sans frontières demande aux responsables du mouvement Taliban :
… la reconnaissance de la liberté d’expression comme droit fondamental de toutes les populations afghanes,
… la levée de l’interdiction sur les images et la télévision,
… la fin des restrictions imposées aux journalistes étrangers travaillant sur le sol afghan.
Reporters sans frontières demande aux autorités pakistanaises :
… d’assurer la protection des journalistes pakistanais et afghans exilés qui en feraient la demande,
… de garantir le respect des lois pakistanaises sur la presse sur l’ensemble du territoire national,
… de signer et de ratifier, dans les meilleurs délais, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques dont l’article 19 garantit la liberté d’expression.
Reporters sans frontières demande à la communauté internationale :
… de conditionner la reconnaissance du régime des Taliban au respect de la liberté d’expression,
… de soutenir les initiatives des journalistes afghans réfugiés en faveur du pluralisme de l’information,
… d’intervenir auprès des représentants du mouvement taliban afin de garantir la sécurité des journalistes étrangers qui travaillent sur le territoire afghan.