Les manifestants protestaient contre le projet visant à modifier la loi électorale, dont de nombreux Congolais estimaient qu’il permettrait au président Joseph Kabila de rester en fonction au-delà de la limite de deux mandats consécutifs que lui impose la constitution.
Cet article a été initialement publié sur hrw.org le 24 janvier 2014.
Le gouvernement de la République démocratique du Congo a eu recours à une force illégale et excessive pour réprimer les manifestations qui ont eu lieu dans le pays depuis le 19 janvier 2015, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les manifestants protestaient contre le projet visant à modifier la loi électorale, dont de nombreux Congolais estimaient qu’il permettrait au président Joseph Kabila de rester en fonction au-delà de la limite de deux mandats consécutifs que lui impose la constitution.
Human Rights Watch a confirmé que 36 personnes, dont un agent de police, ont été tuées lors des manifestations à Kinshasa, la capitale. Au moins 21 de ces victimes ont été tuées par balles par les forces de sécurité congolaises. En outre, le 22 janvier, au moins quatre personnes ont été tuées lors de manifestations dans la ville de Goma, dans l’est du pays.
« Les forces de sécurité congolaises ont tiré sur des foules de manifestants avec des conséquences mortelles », a déclaré Ida Sawyer, chercheuse senior sur la RD Congo à Human Rights Watch. « Les citoyens devraient pouvoir exprimer leur point de vue et manifester pacifiquement sans craindre d’être tués ou arrêtés. »
Le 17 janvier, l’Assemblée nationale a adopté un projet de loi modifiant et complétant la loi électorale. Ce projet de loi conditionnerait l’organisation des prochaines élections à un recensement national, mesure qui serait susceptible de retarder considérablement les élections présidentielle et législative prévues pour 2016. Le 23 janvier, après une semaine de protestations dans les rues, le Sénat a adopté une version amendée de ce projet de loi, établissant clairement que la tenue d’élections ne serait pas conditionnée à la réalisation d’un recensement et que le calendrier électoral fixé par la constitution serait respecté. S’il est ratifié et prend force de loi, cet amendement répondra à une des principales préoccupations des manifestants.
Des manifestations ont eu lieu dans de nombreuses villes du pays, y compris Kinshasa, Bukavu, Bunia, Goma, Lubumbashi, Mbandaka et Uvira. À Kinshasa, les protestataires ont manifesté les 19, 20 et 21 janvier aux alentours du Palais du Peuple – le siège du parlement – et de l’Université de Kinshasa, ainsi que dans les communes de Bandal, Kalamu, Kasa-vubu, Kimbanseke, Lemba, Limete, Makala, Masina, Matete, Ndjili et Ngaba.
De nombreuses manifestations ont dégénéré en violences après que des membres de la Police nationale congolaise et de la Garde républicaine, le service de sécurité de la présidence, eurent tiré sur la foule des cartouches de gaz lacrymogène et des balles réelles. Dans certains cas, les manifestants ont lancé des pierres sur les forces de sécurité et ont pillé et incendié des boutiques et des bureaux occupés par des personnes considérées comme des partisans du gouvernement.
Human Rights Watch a documenté plusieurs cas dans lesquels la police ou les militaires de la Garde républicaine ont emporté les cadavres des personnes tuées, dans une apparente tentative de supprimer les preuves des tueries. Les forces de la Garde républicaine ont également tiré sans distinction dans un hôpital, blessant gravement trois personnes.
Les dirigeants de l’opposition avaient appelé leurs partisans à se mobiliser à partir du 19 janvier contre les propositions de révision de la loi électorale. Ils les ont exhortés à ne pas se rendre à leur travail ou envoyer leurs enfants à l’école, mais plutôt à descendre dans les rues pour « sauver notre nation en danger » et à appeler Joseph Kabila à quitter la présidence à la fin de son mandat, en 2016.
Dans la soirée précédant le début des manifestations, les autorités gouvernementales ont séquestré des dirigeants de l’opposition aux sièges de leurs partis à Kinshasa. Plusieurs leaders de l’opposition ont été arrêtés à Goma et à Kinshasa au cours des jours suivants. Tôt dans la matinée du 20 janvier, les autorités ont interrompu toutes les communications par Internet et par message texto à Kinshasa et dans d’autres régions de la RD Congo. Elles ont été partiellement rétablies le 22 janvier. Plusieurs dirigeants de l’opposition ont affirmé que leurs numéros de téléphone avaient été mis hors service.
Le chef de la police nationale congolaise, le général Charles Bisengimana, a déclaré le 23 janvier à Human Rights Watch que 12 personnes, dont au moins un agent de police, avaient été tuées lors des manifestations à Kinshasa en début de semaine. Il a affirmé que la police avait ouvert une enquête sur les circonstances exactes de ces décès.
Les Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application de la loi, qui représentent le droit international sur l’utilisation de la force dans ce genre de situation, stipulent que les forces de sécurité doivent recourir dans toute la mesure du possible à des moyens non violents avant de faire usage de la force en dernier ressort. Lorsque le recours légal à la force est inévitable, les autorités doivent faire preuve de retenue et agir en proportion avec la gravité de l’infraction. La force létale ne peut être utilisée que lorsque c’est absolument inévitable pour protéger des vies humaines. Aux termes de ces Principes de base, en cas de décès ou de blessures graves, une enquête doit être effectuée par un organisme qualifié et un rapport détaillé doit être remis sans retard aux autorités administratives ou judiciaires compétentes.
Les autorités congolaises devraient immédiatement mettre fin au recours à une force illégale et excessive par les forces de sécurité et engager des poursuites contre les responsables de ces meurtres et d’autres exactions, a affirmé Human Rights Watch. Elles devraient également enquêter sur les coups de feu tirés le 21 janvier à l’Hôpital général de Kinshasa. Les dirigeants de partis politiques devraient s’abstenir d’inciter leurs partisans à la violence ou à commettre des actes d’hostilité, et devraient les exhorter à ne pas recourir à la violence.
« Le gouvernement congolais a tiré sur des manifestants pacifiques et arrêté des dirigeants d’opposition dans une tentative flagrante de réduire au silence ses détracteurs », a affirmé Ida Sawyer. « Les autorités devraient d’urgence s’assurer que chaque citoyen soit en mesure de manifester pacifiquement et d’exprimer ses préoccupations sans ingérence du gouvernement. »
Recours à une force illégale et excessive par les forces de sécurité
Human Rights Watch a documenté au moins 21 cas dans lesquels des civils ont été tués par balles par les forces de sécurité du gouvernement congolais lors des manifestations à Kinshasa, les 19, 20 et 21 janvier.
Au moins six des personnes tuées étaient des étudiants de l’Université de Kinshasa et d’autres facultés qui avaient participé aux manifestations. Un étudiant de l’Institut supérieur des techniques appliquées (ISTA) a ainsi décrit comment un de ses camarades de classe a été abattu et tué lors d’une manifestation le 19 janvier:
« Alors que nous marchions vers le Palais du Peuple, la police a bloqué la route pour nous empêcher de passer. Les policiers ont commencé à nous disperser en tirant à balles réelles dans la foule. C’est à ce moment-là que notre ami a été frappé d’une balle et est tombé mort. La Garde républicaine est alors intervenue et a emporté son corps. Nous étions tous en colère et nous avons commencé à lancer des pierres. Alors, la police et la Garde républicaine se sont mises à vraiment tirer sur nous et nous nous sommes enfuis. »
Des étudiants de l’Université de Kinshasa ont affirmé à Human Rights Watch qu’ils avaient peur de quitter leurs chambres, alors que la police et des militaires de la Garde républicaine étaient déployés sur le campus. Le 21 janvier, la police a tiré des cartouches de gaz lacrymogène dans les dortoirs des étudiants.
Le 20 janvier, les forces de sécurité ont tiré sur une petite assemblée de manifestants dans la commune de Masina, blessant mortellement à la tête un jeune homme qui travaillait de l’autre côté de la rue. Des militaires de la Garde républicaine sont revenus 30 minutes plus tard et ont emporté son cadavre. Le même jour, les forces de sécurité ont tiré sur une femme, la frappant mortellement à la poitrine, lors d’une manifestation dans la commune de Lemba.
Human Rights Watch a documenté 13 cas dans lesquels les forces de sécurité ont tiré et blessé des manifestants et des badauds à Kinshasa. Les Gardes républicains ont tiré sur un homme et l’ont blessé au pied quand ils ont vu qu’il était en train de les filmer d’un balcon alors qu’ils tentaient de disperser une manifestation dans la commune de Matete. Le 19 janvier, une balle tirée dans une foule de manifestants dans la commune de Kasa-Vubu a atteint un bébé, le blessant à la hanche.
Un jeune homme âgé de 19 ans, blessé d’une balle au thorax lors d’une manifestation dans la commune de Matete le 20 janvier, a déclaré à Human Rights Watch:
« Je ne participais pas à la manifestation, mais mes parents m’avaient envoyé acheter des crédits de téléphone portable. Soudain, j’ai vu des gens commencer à courir et la police qui tirait sur la foule. J’ai senti que j’étais touché, je suis tombé et j’ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, j’étais à l’hôpital. »
Dans l’après-midi du 21 janvier, plusieurs dirigeants de l’opposition et membres du parlement ont visité l’Hôpital général de Kinshasa, connu sous le nom de « Mama Yemo », afin de réconforter et de soutenir les protestataires blessés lors des manifestations. Les dirigeants de l’opposition ont affirmé qu’une femme, membre des services de sécurité du gouvernement mais habillée en civil, leur a ordonné de partir peu après leur arrivée à l’hôpital, et a déclaré aux manifestants blessés qu’ils « disparaîtraient » s’ils continuaient à parler aux dirigeants de l’opposition. Quelques minutes après le départ des dirigeants de l’opposition de l’hôpital, des Gardes républicains sont arrivés et ont tiré sans distinction dans l’hôpital, blessant gravement trois visiteurs.
Arrestations arbitraires
Les autorités congolaises ont arrêté arbitrairement des dirigeants de l’opposition, dans une tentative apparente de les réduire au silence. Avant la première manifestation du 19 janvier, les forces de sécurité ont séquestré deux leaders de l’opposition – Vital Kamerhe, chef de l’Union pour la nation congolaise (UNC), et Jean-Claude Muyambo, président du parti Solidarité congolaise pour le développement (SCODE) – au siège de l’UNC à Kinshasa. Kamerhe et d’autres dirigeants de l’opposition ont affirmé à Human Rights Watch que plus de 20 policiers en uniforme avaient été déployés aux abords du siège de l’UNC pour les empêcher de partir, de 1h00 du matin à environ 15h30 de l’après-midi.
Au matin du 20 janvier, la police est entrée de force au domicile de Muyambo et l’a arrêté. Muyambo était l’un des principaux dirigeants d’opposition qui avaient appelé les Congolais à se mobiliser et à manifester. Il a été déféré devant un juge et inculpé d’« abus de confiance » et « stellionat » pour avoir vendu un immeuble qui ne lui appartenait pas, sur la base d’une plainte déposée contre lui par un client en 2002 – et retirée par la suite – dans sa province d’origine, le Katanga. Muyambo a été immédiatement transféré à la prison centrale de Kinshasa.
Les autorités ont également arrêté le secrétaire général de SCODE, Cyrille Dowe, le 19 janvier. Il a été accusé d’« atteinte à la sureté de l’État » car il avait photographié les forces de sécurité pendant les manifestations. Il est détenu dans un cachot de la police à Kinshasa.
Vers 20 heures dans la soirée du 21 janvier, des policiers militaires ont abordé Christopher Ngoyi, un militant des droits humains qui avait été impliqué dans la mobilisation de la population pour qu’elle participe aux manifestations, alors qu’il rencontrait des collègues dans un bar en plein air. Les quatre hommes l’ont fait monter de force dans une Jeep blanche banalisée qui a alors quitté les lieux. Depuis, les membres de sa famille et ses collègues n’ont pas été en mesure de le localiser.
À Goma, les autorités ont arrêté au moins 26 personnes, dont plusieurs dirigeants en vue de l’opposition, lors des manifestations le 19 janvier. Douze d’entre elles ont été remises en liberté provisoire le 21 janvier et trois autres ont été transférées devant un tribunal pour enfants.
Actes de violence commis par les manifestants
Les manifestants ont également commis des violences, a souligné Human Rights Watch. Après que des agents de police eurent tué par balles un protestataire le 19 janvier, des manifestants ont tué un agent de police en le lapidant. Des manifestants ont également pillé des dizaines de magasins tenues par des Chinois ainsi que d’autres commerces ou bureaux gérés par des personnes considérées comme pro-gouvernementales, incendié des pneus dans les rues et lancé des pierres sur des véhicules. Lors d’une marche de soutien au président Kabila et au gouverneur de Kinshasa, André Kimbuta Yango, le 21 janvier, des partisans de l’opposition ont jeté des pierres sur les marcheurs, en blessant plusieurs.
Contexte
Le président Joseph Kabila est au pouvoir en RD Congo depuis 2001, juste après l’assassinat de son père, l’ex-président Laurent Désiré Kabila. Joseph Kabila a été déclaré vainqueur des élections de 2006 et de 2011. La constitution du pays n’autorise un président à effectuer que deux mandats consécutifs.
La Garde républicaine est une force d’environ 12 000 militaires dont la tâche principale est de protéger le président. Aux termes de la loi congolaise, la Garde républicaine n’a pas la responsabilité de maintenir l’ordre public. C’est à la Police nationale congolaise qu’incombe la responsabilité d’assurer la sécurité et de maintenir l’ordre public pendant des manifestations. Le chef de la police nationale peut appeler en renfort l’armée régulière congolaise, mais pas la Garde républicaine, si les forces de police sont débordées.
Le commandant de la police pour la ville de Kinshasa, le général Célestin Kanyama, a dans le passé été impliqué dans plusieurs violations graves des droits humains, notamment lors de l’Opération Likofi, une opération policière d’une grande brutalité qui visait à lutter contre les bandes criminelles organisées à Kinshasa. Human Rights Watch a appelé les autorités congolaises à le suspendre de ses fonctions en attendant une enquête judiciaire sur son rôle présumé dans ces abus.