Reyhana Masters, rédactrice en chef de IFEX Afrique, souligne à quel point l'espace civique et les droits clés pour la libre expression ont été compromis dans ce pays d'Afrique de l'Ouest, ainsi que les implications pour la prochaine élection et au-delà.
Ceci est une traduction de la version originale de l’article.
Des changements sismiques sont attendus sur le continent africain à l’approche des 18 élections prévues en 2024. Dans de nombreux cas, les pays ont déjà connu des changements importants qui ont remodelé les paysages nationaux. Les prévisions sur l’année à venir souligne de manière poignante le déclin intersectionnel de l’espace civique.
[ Traduction : 18 pays africains organiseront des élections en 2024 ]
À quoi peut-on s’attendre ?
Le paysage africain sera dominé par des positions polarisées exacerbées par une augmentation des informations manipulées, colportées avec ferveur par des influenceurs rémunérés sur les réseaux sociaux, comme on l’a vu lors des élections au Nigéria et au Kenya. Le contrôle et la circulation de l’information s’exerceront grâce à l’utilisation stratégique de cadres juridiques pour s’opposer de manière agressive à la dissidence. La répression des manifestations sera plus brutale que jamais, alors que les gouvernements concentreront leurs énergies sur la conservation du pouvoir. Il ne fait aucun doute que la liberté d’expression, l’accès à l’information et la liberté des médias seront menacés, même dans les pays considérés comme démocratiquement progressistes et politiquement stables.
Un rapport de la Fondation Thomson Reuters, Weaponizing the Law: Attacks on Media Freedom, décrit avec justesse comment les pays utilisent délibérément les lois pour prendre des mesures punitives contre la liberté d’expression :
Même si ces nouvelles lois ou dispositions varient d’un pays à l’autre, elles partagent certaines caractéristiques, notamment une formulation délibérément vague. Elles confèrent souvent de larges pouvoirs aux autorités pour interpréter et mener des enquêtes pénales avec un contrôle judiciaire et des garanties procédurales limités. Elles ciblent spécifiquement et sanctionnent plus sévèrement les propos diffusés en ligne ou via les réseaux sociaux.
Le cas du Sénégal
Le recul le plus visible des principes démocratiques a peut-être été observé au Sénégal, qui se rendra aux urnes en février. Considéré comme l’un des pays les plus sûrs de la région du Sahel – où les coups d’État sont devenus monnaie courante dans le paysage politique – la réputation du Sénégal en tant que pays exemplaire a été mise à mal ces dernières années.
À l’approche des élections, on constate une répression brutale des manifestations, une recrudescence des détentions arbitraires, la suspension des médias, l’arrestation de journalistes, la perturbation d’Internet et l’emprisonnement d’opposants politiques. Comme le souligne l’analyse du cabinet Control Risks :
« Au cours des cinq dernières années, le modèle démocratique du Sénégal s’est transformé en un type de système à parti dominant observé ailleurs en Afrique de l’Ouest. L’opposition a été évidée et les freins et contrepoids au pouvoir exécutif se sont érodés. »
Ousmane Sonko, chef du parti d’opposition, a été au centre de la spirale descendante du Sénégal vers la répression et la dispersion violente des manifestations actuellement en cours. Avec son parti Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (plus connu sous l’acronyme PASTEF), cette « étoile politique montante qui a enflammé la jeunesse sénégalaise, » est devenu une cible depuis sa participation à l’élection présidentielle de 2019.
Sonko a passé ces dernières années à lutter contre une campagne judiciaire soutenue menée contre lui, initiée par des accusations de viol, pour lesquelles il a été acquitté. Une action civile en diffamation intentée contre lui s’est soldée par une peine de deux ans de prison avec sursis. Il a ensuite été accusé d’avoir fomenté une insurrection et, le 1er juillet, il a été condamné à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse ». Entre manifestations intermittentes et allers-retours dans la salle d’audience, Human Rights Watch a rapporté que le ministre de l’Intérieur du Sénégal avait annoncé la dissolution du parti d’opposition « pour avoir rallié ses partisans lors de violentes manifestations en juin de cette année et en mars 2021 ». Le même jour, le gouvernement a également coupé l’accès aux services Internet par données mobiles pour arrêter ce qu’il appelle la propagation de messages « haineux et subversifs » sur les réseaux sociaux. »
Les médias et les journalistes couvrant le procès ou même commentant le cas de Sonko ont été confrontés à un harcèlement juridique similaire – avec des arrestations arbitraires, des détentions prolongées, des retards constants devant les tribunaux et la menace de lourdes sanctions s’ils sont reconnus coupables.
Pape Alé Niang, directeur du site d’information privé Dakar Matin, a été arrêté, libéré, de nouveau arrêté, emprisonné, mis en liberté conditionnelle, avec interdiction de commenter le cas de Sonko et de quitter le pays. Le 29 mai 2023, Aliou Sané, le coordinateur de « Y’en A Marre », un mouvement citoyen populaire, militant pour la bonne gouvernance au Sénégal, a été arrêté alors qu’il rendait visite à Sonko.
Les efforts visant à exclure Sonko du processus électoral ont atteint leur paroxysme début 2024 lorsque lui et Karim Wade, le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, ont été exclus de la liste finale des candidats validés pour l’élection présidentielle du mois prochain par le puissant Conseil constitutionnel du pays.
[ Traduction : Le principal chef de l’opposition sénégalaise, Ousmane Sonko, a été disqualifié pour se présenter à l’élection présidentielle du mois prochain ]
Comment en est-on arrivé là ?
Le premier faux pas hésitant remonte à 2016, alors que le président Macky Sall était à mi-mandat. Fidèle à la promesse qu’il avait faite avant son élection, le Sénégal a organisé avec succès un référendum constitutionnel, qui a approuvé des amendements, notamment la réduction du mandat présidentiel de sept à cinq ans, et une limite de deux mandats de cinq ans pour le président. D’un point de vue optique uniquement, ce référendum s’est avéré rassurant, car il a montré une rupture avec la tendance continentale des dirigeants à contourner les limitations des mandats.
Cependant, le président Sall s’est ensuite aliéné une grande partie de l’opinion publique lorsqu’il a laissé entendre qu’il envisageait de briguer un troisième mandat, son premier mandat étant régi par la constitution précédente. Ce n’est qu’en juillet 2023 qu’il a finalement déclaré : « Il y a eu beaucoup de spéculations et de commentaires sur mon éventuelle candidature à cette élection. Ma décision, mûrement réfléchie… est de ne pas me présenter comme candidat à la prochaine élection ».
Alors que cette nouvelle était saluée comme « une bombe à retardement politique », Moumoudou Samb, chauffeur d’un taxi informel, confiait à VOA : « Je suis impressionné par sa sortie gracieuse, mais il est trop tard – trop de gens sont morts inutilement ». « Mais au moins, il termine son règne sur une bonne note. »
Comme le souligne Al Jazeera : « Au cours des 12 années de mandat de Sall, le Sénégal est passé de « libre » à « partiellement libre » dans le classement mondial de la démocratie établi par l’ONG Freedom House, basée à Washington. Au cours de la même période, le Sénégal est passé d’une « démocratie imparfaite » à un « régime hybride », selon l’Indice de démocratie 2022 de l’Economist Intelligence Unit. Et pourtant, ces défauts, ainsi que la mort de manifestants tués par les forces de sécurité ou l’emprisonnement de journalistes et d’hommes politiques de l’opposition sous son mandat, pourraient bientôt être oubliés par une communauté internationale heureuse de le voir décidé à se retirer.
À l’échelle nationale, les citoyens ne seront peut-être pas si facilement apaisés.
Des outils pour résister
La résistance soutenue des organisations de la société civile et un mouvement de jeunesse énergique ont contribué dans une certaine mesure à garder le Sénégal sous contrôle et à l’empêcher de reculer davantage dans le baromètre démocratique. Les informations recueillies grâce aux efforts du membre de l’IFEX, MFWA, pour documenter les violations et surveiller l’environnement de la liberté d’expression peuvent être utilisées pour faire pression et plaider à la fois au niveau national et régional.
Il faut soutenir des organisations comme Amnesty International, dont la soumission à la 45e session du groupe de travail sur l’Examen périodique universel de janvier-février 2024 donne un aperçu détaillé de la détérioration du paysage politique du Sénégal. Le contenu du rapport peut être utilisé pour élaborer un tableau de bord permettant de mesurer les promesses faites par le nouveau chef de l’État.
Une autre ressource utile, développée par l’Institut international de la presse (IPI), le groupe sénégalais de défense des droits numériques Junction et MFWA, est une boîte à outils des cadres juridiques et réglementaires régissant les médias au Sénégal. Comme l’indique l’article d’ouverture de MFWA du 18 décembre :
« Cette boîte à outils devrait constituer un matériel de référence utile pour les journalistes, les organisations de défense des médias, les établissements de formation des médias et d’autres acteurs concernés par une couverture médiatique pacifique et efficace des prochains scrutins. »