(RSF/IFEX) – Ci-dessous, une lettre ouverte de RSF au ministre de la Défense, Benjamin Ben-Eliezer, datée du 28 décembre 2001 : Monsieur Benjamin Ben-Eliezer Ministre de la Défense Tel Aviv, Israël Paris, le 28 décembre 2001 Monsieur le Ministre, Nous prenons acte par la présente lettre du rapport consacré aux « blessures des journalistes étrangers couvrant […]
(RSF/IFEX) – Ci-dessous, une lettre ouverte de RSF au ministre de la Défense, Benjamin Ben-Eliezer, datée du 28 décembre 2001 :
Monsieur Benjamin Ben-Eliezer
Ministre de la Défense
Tel Aviv, Israël
Paris, le 28 décembre 2001
Monsieur le Ministre,
Nous prenons acte par la présente lettre du rapport consacré aux « blessures des journalistes étrangers couvrant la violence en Cisjordanie et à Gaza et aux procédures mises en place par les Forces de défense d’Israël » (1) que le porte-parole du ministère de la Défense a rendu public il y a dix jours, le 18 décembre 2001.
Ce rapport fait suite aux plaintes adressées en maintes occasions aux autorités israéliennes par de nombreux journalistes et médias de la presse locale (israélienne et palestinienne) et internationale consécutivement à la multiplication des actes de violence graves commis à leur encontre depuis le début de la deuxième Intifada. En effet, au moins 45 journalistes ont été blessés par balles dans les Territoires occupés depuis le 29 septembre 2000. Dans la quasi-totalité des cas, il est apparu hautement probable que les tirs émanaient des forces armées israéliennes.
Plusieurs rapports rédigés par des organisations de défense des droits de l’homme (2) et des organisations de défense de la liberté de la presse (3), dont Reporters sans frontières, ont vérifié et documenté ces faits. A cet égard, vous nous avez offert votre collaboration et avez facilité notre travail d’enquête sur le terrain en recevant officiellement nos représentants lors de plusieurs séances de travail, à Paris et à Jérusalem. Au cours de ces réunions, notre organisation a attiré avec insistance votre attention sur la nécessité d’ouvrir sans délai des enquêtes approfondies sur ces actes de violence, de prendre des mesures de coercition à l’encontre de leurs auteurs, et d’envisager des procédures adéquates afin d’éviter tout risque de blessure mortelle.
Surtout, nous vous avons remis un rapport détaillé contenant notamment douze propositions de mesures concrètes destinées à renforcer la protection des journalistes opérant dans les zones à risques (4). Nous vous avions d’ailleurs invité à participer à la conférence de presse que nous avons organisée en juillet 2001 à Jérusalem et au cours de laquelle nous avons rendu publiques les conclusions de ce rapport. Vous aviez répondu favorablement à cette invitation et nous avions noté avec satisfaction votre engagement public, au cours de cette conférence de presse, à suivre certaines de ces recommandations.
La diffusion du rapport que vous rendez public ces jours-ci constituait l’un de ces engagements. Malheureusement, sa lecture s’avère extrêmement décevante, apporte peu d’éléments nouveaux, et ne correspond que très partiellement aux engagements souscrits par votre gouvernement. Si nous nous réjouissons de voir ici la confirmation des engagements oraux qui ont été pris cet été (concertation régulière avec la FPA (5), sensibilisation des officiers supérieurs au cours de conférences, instruction des hommes du rang au moyen de vidéos…), là s’arrêtent les motifs de satisfaction. Sans revenir sur quelques erreurs factuelles contenues dans ce document, nous ne pouvons que déplorer sept points essentiels et pourtant négligés dans ce texte :
1. Le délai de réponse. Si le ministère de la Défense a respecté ses engagements en rendant public ce rapport, ce document intervient toutefois bien tardivement – plus d’un an après les faits, dans certains cas -, ce qui réduit sensiblement les chances de reconstituer les scénarios des incidents et, par voie de conséquence, de cerner les responsabilités individuelles et collectives. Ainsi que vous l’indiquez vous-même, « ce rapport a été dirigé avec le souci d’étudier chaque cas aussi bien que possible, l’étayant de conclusions probantes, mais ceci a été rendu difficile en raison du temps écoulé » (6). Nous pensons que vous auriez pu réagir pour chacun de ces cas avec la célérité dont vous avez fait preuve à deux reprises, lorsque Yola Monakhov et Ben Wedeman ont été blessés. Dans les cas de ces deux journalistes travaillant pour de grands médias américains, vos services ont démontré une grande efficacité, et nous déplorons que toutes les investigations n’aient pas été conduites dans les mêmes délais.
2. La liste des cas considérés. Le rapport que vous rendez public traite sept cas de journalistes blessés par balles (7). Il se base sur une liste d’incidents dressée par la FPA en avril 2001 (8). Or cette liste ne recouvre qu’une partie de la réalité du problème. D’une part, elle ne traite pas des cas des journalistes palestiniens travaillant pour des médias palestiniens, la FPA, par mandat, se limitant aux questions relatives à la presse étrangère opérant en Israël et dans les Territoires occupés. D’autre part, cette liste s’est sensiblement allongée depuis avril 2001. Nous sommes donc dans l’attente de la suite de votre rapport relative aux 38 autres cas que nous vous avons signalés.
3. Le contexte des incidents. Dans votre rapport, vous insistez longuement sur les périls encourus par les journalistes lors des échanges de feu entre les forces armées israéliennes et les opposants palestiniens. Nous n’avons jamais mis en cause l’existence de ces périls, qui sont, ainsi que vous l’indiquez, des risques inhérents à la nature du travail de presse dans un contexte de conflit armé. Cependant, il n’aura pas pu vous échapper à la lecture du rapport que nous vous avons remis que, dans la majorité des 45 cas cités, les journalistes ont été blessés alors qu’ils se trouvaient en dehors des champs de tirs ou même parfois, pire encore, alors qu’ils se tenaient à l’écart de tout incident, comme s’ils avaient été pris pour cible délibérément. Sur ce point précis, votre rapport pratique l’amalgame et n’apporte pas les réponses attendues.
4. Le sérieux des investigations. Nous constatons avec regret que votre rapport ne contient rigoureusement aucune information nouvelle quant aux sept cas que vous citez. Tous les éléments que vous évoquez figuraient déjà il y a plusieurs mois dans les déclarations du ministère à la presse israélienne et dans les diverses communications publiques du gouvernement israélien. Ils étaient déjà consignés, d’ailleurs souvent avec plus de détails, dans le rapport que nous avons rendu public en juillet 2001. Au demeurant, vous reconnaissez vous-même la légèreté de vos investigations : « Nous regrettons de n’avoir pas été en mesure de fournir des informations plus consistantes dans certains cas » (9). Vous attribuez l’échec de vos investigations à l’ancienneté des cas étudiés. Ceci ne constitue qu’une partie de l’explication : nous pouvons en effet citer dans de nombreux cas des sources d’information que vous n’avez pas cherché à sonder, à commencer par les victimes elles-mêmes.
5. L’engagement à améliorer les investigations. Vous indiquez dans votre rapport avoir mis en place une procédure permettant de recueillir plus rapidement des éléments d’information lorsque survient un incident impliquant un journaliste. Nous en avons constaté l’existence. En revanche, nous sommes réservés sur l’usage que vous faites ensuite des informations qui vous sont ainsi communiquées. Dans certains cas, vous menez une enquête de circonstance qui prouve l’efficacité de vos services lorsque s’exprime une réelle volonté politique (cas du journaliste égyptien Tarek Abdel Jaber cité dans votre rapport). Mais dans plusieurs cas survenus depuis lors, des incidents qui vous ont été signalés n’ont donné lieu à aucune enquête sérieuse. C’est le cas, par exemple, de l’incident au cours duquel le véhicule blindé d’une photographe d’AP, Elizabeth Dalziel, a été pris pour cible par des militaires israéliens le 5 octobre 2001. Ainsi que le souligne à juste titre la FPA, trois mois après les faits, l’enquête est toujours en cours et risque fort, à mesure que le temps passe, de ne jamais aboutir. Cette situation est inacceptable.
6. Cas de Bertrand Aguirre. Dans le même ordre d’idée, le cas du journaliste français Bertrand Aguirre nous semble particulièrement scandaleux. Ce journaliste de TF1 a été touché d’une balle de M16 en pleine poitrine à Ramallah le 15 mai 2001. La scène a été tournée en direct par trois équipes de télévision. Sur les images qui ont été diffusées dans le monde entier et que nous avons visionnées à plusieurs reprises, on voit très distinctement un garde-frontières israélien descendre de sa voiture, prendre position, ajuster son arme et tirer un coup de feu – un seul – dans la direction du reporter. Celui-ci s’effondre immédiatement et doit à son gilet pare-balles d’être encore en vie. Devant l’émotion soulevée par cet incident d’une rare violence, une enquête sérieuse semble avoir été entreprise. Des témoignages et des preuves ont été recueillis. Cependant, sous un prétexte fallacieux (10), l’affaire a été classée sans suite le 12 septembre 2001 (11). Nous sommes d’autant plus choqués de ne trouver aucune trace de cette affaire dans votre rapport que vous évoquez longuement un incident survenu deux mois plus tard, le 13 août 2001 (12).
7. Impunité. Pour finir, il nous est difficile de masquer la déception et le malaise que nous inspire la lecture de votre rapport. Il vous aura donc fallu plus d’un an d’enquête pour étudier moins d’un cas sur six – ce qui nous laisse redouter que, dans l’écrasante majorité des cas, jamais la lumière ne sera faite sur les circonstances dans lesquelles des dizaines de journalistes ont été blessés – et pour conclure, presque systématiquement, qu’il n’y a pas lieu de prendre des sanctions contre des membres de forces armées israéliennes mis en cause. Que vaut donc l’affirmation selon laquelle la presse est libre de travailler dans les Territoires si les forces armées israéliennes ont le sentiment de pouvoir employer leurs armes contre des journalistes sans craindre d’avoir à rendre des comptes ?
Force est ainsi de constater que des enquêtes dignes de ce nom sur tous les journalistes blessés depuis septembre 2000, et en particulier sur les journalistes palestiniens qui constituent 80% des cas, restent à faire. Elles doivent être rendues publiques. Et les coupables sanctionnés.
Dans l’attente de votre réponse, je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de ma haute considération.
Robert Ménard,
Secrétaire général
Notes :
(1) Report on injury of foreign journalists covering the violence in the West Bank and Gaza and operational procedures implemented by the IDF, ministère de la Défense, Jerusalem, 18 décembre 2001, 5 pages.
(2) Silencing the Press. A report on Israeli Aggression against Journalists (Spt. 29-Nov. 20, 2000), Palestinian Human Rights Monitoring Group, novembre 2000; Al-Aqsa Intifada, Palestinian Human Rights Monitoring Group, décembre 2000 (pp. 23-26).
(3) Peril in the Palestinian Territories, Committee to Protect Journalists, 9 novembre 2000; At Risk: Covering the Intifada, Committee to Protect Journalists, juin 2001.
(4) Etude sur 45 cas de journalistes blessés par balles dans les Territoires occupés depuis le 29 septembre 2001, Reporters sans frontières, Paris, Jérusalem, août 2001, 18 pages.
(5) La Foreign Press Association (FPA) rassemble la quasi-totalité de la presse étrangère travaillant en Israël et dans les Territoires occupés.
(6) Report on injury of foreign journalists…, page 3.
(7) Il mentionne également deux cas qui ont fait l’objet d’enquêtes approfondies séparées : Yola Monakhov (AP) et Ben Wedeman (CNN).
(8) Lettre du 29 avril 2001 adressée par la FPA au ministre de la Défense, Benjamin Ben-Eliezer, faisant suite à la lettre adressée le 20 novembre 2000 au Premier ministre et ministre de la Défense Ehud Barak, restée sans réponse, et complétée ultérieurement par la lettre du 16 mai 2001 au ministre des Affaires étrangères, Shimon Peres.
(9) Report on injury of foreign journalists…, page 3.
(10) « Après avoir examiné les éléments du dossier, j’ai décidé de ne pas traduire en justice le policier, faute de preuves suffisantes », a indiqué au reporter le directeur du bureau des affaires internes à la police, Eran Shangar.
(11) Cette décision, survenue au lendemain de l’attentat du 11 septembre 2001, est passée inaperçue dans les médias.
(12) Report on injury of foreign journalists…, page 4.
Pour tout renseignement complémentaire, veuill