A l’occasion de la visite officielle de John Kerry en Algérie dans le cadre du dialogue stratégique entre les deux pays, Reporters sans frontières adresse une lettre au Secrétaire d’Etat américain afin de lui faire part de ses préoccupations quant à la situation de la liberté de l’information en Algérie.
A l’occasion de la visite officielle de John Kerry en Algérie les 2 et 3 avril 2014 dans le cadre du dialogue stratégique entre les deux pays, Reporters sans frontières adresse une lettre au Secrétaire d’Etat américain afin de lui faire part de ses préoccupations quant à la situation de la liberté de l’information en Algérie.
Monsieur John Kerry
Secrétaire d’Etat des Etats-Unis
2401 E. Street, N.W.
Washington, D.C. 20037
United States of America
Paris, 02 April 2014
Monsieur le Secrétaire d’Etat
A l’occasion de votre visite officielle à Alger dans le cadre de la deuxième session du dialogue stratégique algéro-américain les 2 et 3 avril 2014, Reporters sans frontières souhaite vous faire part de ses inquiétudes relatives à la situation de la liberté de l’information en Algérie, et vous demande de soulever cette question cruciale au cours de vos échanges avec votre homologue algérien, Mr Ramtane Lamamra. Le pays figure au 121ème rang sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse établi pour 2014.
A l’approche de l’élection présidentielle du 17 avril prochain, l’organisation a recensé un certain nombre d’interpellations de journalistes en marge des manifestations organisées en protestation à l’annonce de la volonté d’Abdelaziz Bouteflika de briguer un quatrième mandat. Par ailleurs, il est plus qu’urgent que les autorités algériennes réforment en profondeur le secteur des médias en Algérie, en optant pour un véritable pluralisme de l’information, tant au niveau de la presse écrite que de l’audiovisuel. Elles se doivent de respecter leurs engagements constitutionnels et internationaux en matière de libertés fondamentales, notamment pour ce qui est de la liberté de l’information.
Une campagne présidentielle sous tension
Des journalistes couvrant les manifestations qui ont suivi l’annonce de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour un quatrième mandat le 22 février dernier ont très souvent été pris pour cibles par les forces de l’ordre. Ces attaques s’inscrivent en porte à faux avec la résolution, adoptée le 28 mars 2014, par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies qui consacre l’importance du rôle des journalistes dans la couverture des manifestations et la nécessité pour les Etats de leur apporter la protection nécessaire . Ainsi, le 1er mars dernier, une manifestation a été organisée devant la faculté Benyoucef-Benkhedda à Alger.
La journaliste d’Echorouk TV, Zineb Benzita, a déclaré : “Les policiers m’ont embarquée alors que je ne participais pas à la manifestation. J’étais sur les lieux dans le cadre de mon travail. Je suis actuellement au commissariat de Cheraga avec plusieurs autres journalistes, des militants et des manifestants interpellés ». Des journalistes ont également été interpellés, avec des manifestants, lors de la manifestation organisée par le mouvement “Barakat” le 6 mars à Alger.
Meziane Abane, journaliste à Al-Watan Week-end et membre actif du mouvement “Barakat”, a été arrêté le 17 mars dernier alors qu’il se trouvait dans sa chambre d’hôtel à Batna (500 km à l’est d’Alger). Il avait pour projet de réaliser un reportage sur les incidents qui ont secoué la région après qu’Abdelmalek Sellal, ancien Premier ministre et actuel directeur de campagne de M.Bouteflika a tourné en dérision les origines chaouies d’un interlocuteur sous le micro des journalistes. Arrêté par des policiers et transféré vers la brigade de la gendarmerie, il a été interrogé au sujet de ses obligations militaires, malgré le fait qu’il en ait été acquitté. Le journaliste a été relâché le lendemain après avoir été présenté devant le procureur de la République.
L’affaire Djamel Ghanem a également défrayé la chronique. Caricaturiste au quotidien La Voix de l’Oranie, il a été accusé d’ “outrage au président de la République” pour une caricature non-signée et qui n’a jamais été publiée, qui faisait allusion à un 4e mandat de M. Bouteflika. Inculpé depuis le 20 novembre 2013, Djamel Ghanem a affirmé que les déclarations qui figuraient dans les procès-verbaux d’audition devant le juge d’instruction du tribunal d’Oran lui avaient été extorquées sous la pression. Le caricaturiste qui encourait une peine de 18 mois de prison ferme ainsi que 30 000 DA (environ 380 dollars) d’amende a été relaxé le 11 mars dernier par le tribunal d’Oran. Cependant, le parquet a fait appel de cette décision une semaine plus tard. Craignant pour sa sécurité et celle de sa famille à la suite de cet acharnement du parquet, Djamel Ghanem s’est résolu à quitter l’Algérie et à demander l’asile à la France.
Les correspondants de la presse étrangère ne sont pas épargnés. Depuis mi-mars, le ministère de la Communication leur impose de prévenir le-dit ministère par mail de tout déplacement à l’extérieur de la wilaya d’Alger.
Un pluralisme de façade
Si l’on se contente de regarder le nombre de titres dans les kiosques de la rue Didouche à Alger, on pourrait croire à un foisonnement de la presse et donc à une réelle liberté d’expression. Les kiosques de la capitale regorgent de près de 80 titres de quotidiens, principalement arabophones. Mais la situation de la presse, et plus généralement des médias et de la liberté d’expression, est loin d’être mesurable à l’aune du nombre de titres dans les points de vente. Nombreuses sont les publications émanant directement d’hommes d’affaires, liés aux intérêts de l’Etat et des services de renseignement. D’après le rapport du Rapporteur des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, publié le 12 juin 2012 , moins de six journaux sont réellement indépendants en Algérie.
Quant à l’audiovisuel, une nouvelle loi, adoptée le 20 janvier 2014, devrait mettre fin au monopole public, en place depuis l’indépendance. A travers ses 113 articles, elle vise à réglementer le champ audiovisuel et à en réguler son fonctionnement.Toutefois, elle ne devrait entrer en vigueur qu’après le scrutin du 17 avril prochain. Si elle venait à être appliquée, elle permettrait – pour la première fois –la création de chaînes de télévision privées diffusant depuis l’Algérie, et de mettre fin au monopole du secteur public sur l’audiovisuel. Cependant, cette loi impose aux futures chaînes de télévision privées d’être thématiques et de limiter la durée de leurs émissions d’information. Les chaînes générales et d’informations demeurent sous le contrôle du secteur public. Une autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV) devrait être mise en place. Le manque d’indépendance de cette organisation est source d’inquiétudes. En effet, ses neuf membres sont nommés par décret présidentiel et cinq d’entre eux seront désignés par le président de la République lui-même. L’autorité de régulation a également le droit de limiter la durée des journaux télévisés dans les chaînes privées. Plusieurs associations ont depuis dénoncé ce manque d’indépendance.
A ce jour, l’autorité de régulation n’ayant pas encore vu le jour, aucune chaîne de droit privé algérien n’a donc pu être validée. Quant aux chaînes de droit étranger, elles doivent être accréditées au préalable pour pouvoir diffuser à partir du sol algérien. Ainsi, certaines ont pu être lancées, telles que Annahar TV et EchouroukTV. On ne peut que s’interroger sur les conditions dans lesquelles certaines sont parvenues à obtenir leur accréditation, même si leur ligne éditoriale, proche du pouvoir, ne laisse que peu de doute sur la réponse à cette question.
L’Affaire Al-Atlas TV, lancée en mai 2013, en est une parfaite illustration. Cette chaîne a fait l’objet d’une perquisition les 11 et 12 mars dernier. Des gendarmes en civil munis d’un mandat de perquisition ont pénétré au siège de la chaîne le 11 mars vers 16 heures. Vers 20 heures, la gendarmerie est intervenue, sans mandat de perquisition, dans les studios situés à 25 km d’Alger, loués par la société de production Alpha Broadcast, qui fournit des programmes pour Al-Atlas TV. Des scellés ont été placés par les forces de l’ordre.
Le lendemain dans l’après-midi, les forces de l’ordre sont revenues au siège de la chaîne, accompagnées du Procureur de la République. Elles ont procédé à la saisie du matériel et apposé des scellés sur la chambre informatique. D’après le site d’informations Algérie Focus, les autorités algériennes auraient fait pression sur le prestataire jordanien Noorsat Satellite pour qu’il cesse d’émettre le signal d’Al-Atlas TV. Chose faite depuis le 13 mars 2014 au matin. D’après le directeur de la chaîne, Al-Atlas TV est visée par les autorités en raison de sa ligne éditoriale critique à l’encontre du gouvernement actuel, et plus spécifiquement envers le président Bouteflika. En cause également, la couverture des manifestations d’opposants à un quatrième mandat de Bouteflika pour l’élection présidentielle du 17 avril prochain.
La campagne électorale est donc couverte par les quatre chaînes d’Etat, et certaines chaînes de droit étranger à la solde des services.
Dans tous les cas, la vigilance reste de mise, le risque étant que les nouvelles chaînes à capitaux privés soient à leur tour la propriété de quelques puissants hommes d’affaires, proches des milieux politiques et des forces armées. Cette initiative positive de mettre un terme au monopole de l’audiovisuel public ne doit pas se résumer à un simple effet d’annonce. Elle doit au contraire marquer le renforcement du pluralisme de l’information en Algérie.
De son côté, la presse, ouverte au pluralisme depuis les années 90, souffre toujours de pratiques monopolistiques, notamment en matière d’impression ou de distribution. La plupart des publications sont tributaires des imprimeries (Société d’impression d’Alger) et des réseaux de diffusion contrôlés par l’Etat. L’Etat agit en toute liberté, décidant arbitrairement de l’impression, et des diffusions des publications.
La publicité est également utilisée à des fins de pressions contre les médias. L’ANEP, l’Agence nationale de l’Edition et de la Publicité créée en décembre 1967 (en vigueur depuis avril 1968) décide de l’attribution de la publicité des entreprises et des services de l’administration publique. La publicité publique constitue ainsi une ressource financière non négligeable pour la presse écrite. Le renouvellement de ces encarts n’est pas sans condition… En ce qui concerne la publicité privée, celle-ci découle bien souvent d’entreprises proches des cercles politiques du pays. Aussi, cette manne financière servira avant tout les journaux les plus dociles au pouvoir des militaires et du Département du renseignement et de la sécurité (DRS).
Il est donc facile pour l’Etat d’asphyxier économiquement les journaux au contenu critique. D’où les tentatives d’émancipation d’un certain nombre de médias. Mais les autorités disposent d’une arme redoutable : celle des redressements fiscaux. Cette épée de Damoclès peut tomber à tout moment sur les rédactions.
Nécessité d’une réelle réforme législative
Comme l’a souligné le Rapporteur des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression dans son rapport, “le cadre juridique actuel est encore restrictif”. Malgré les déclarations des autorités lors de l’élaboration de la loi n°12-05 relative à l’information, la liberté d’expression et le droit à l’information n’est pas suffisamment garanti.
Dès l’adoption de la loi le 14 décembre 2011, les partis d’opposition, des journalistes et les associations de droits de l’homme ont vivement critiqué les dispositions du nouveau texte. Bien que l’article 2 de la loi n°12-05 dispose que “l’information est une activité librement exercée”, il la restreint immédiatement en la soumettant au respect de douze conditions “fourre-tout”, comme le respect de “l’identité nationale”, des “intérêts économiques” ou de “l’ordre public”. Cette restriction s’applique également aux médias électroniques (article 71).
De nombreuses dispositions entravent de façon disproportionnée la liberté d’information comme notamment l’article 112 relatif au droit de réponse de “toute personne physique ou morale” pour les “articles portant atteinte aux valeurs nationales et à l’intérêt national”, l’article 123 sur “l’outrage aux chefs d’Etat étrangers”, ou encore l’article 119 relatif à la “publication de document portant atteinte au secret de l’enquête”.
La création de médias et la publication font l’objet de nombreux obstacles dans la loi. L’article 11 souligne que “l’édition de toute publication périodique est libre” et elle est pourtant soumise à une procédure d’agrément et non de simple déclaration. Le régime des publications étrangères est également trop restrictif puisque soumis au contrôle du ministère de la Communication (article 22).
“Il ne devrait pas y avoir de mécanismes publics ou de facto d’autorisation, au-delà de la notification des institutions publiques” comme le souligne le rapport de Frank La Rue, le rapporteur spécial des Nations unies. Certains syndicats et associations n’ont pas reçu les récépissés en contrepartie de leur déclaration préalable conformément à la loi n°90-07 et ne peuvent donc pas créer leur média (article 4). Les autorités algériennes devraient s’aligner sur les standards internationaux en ce qui concerne les lancements de publications. Les restrictions en amont des publications ne sont pas tolérables.
Si la mise en place d’une autorité de régulation de la presse est positive, des interrogations demeurent quant à son indépendance et à l’étendue de ses pouvoirs. En effet la composition de cette instance supérieure laisse dubitatif (article 50) : trois membres, parmi lesquels le président, sont directement nommés par le président de la République. Le président de l’Assemblée populaire nationale nomme quant à lui deux représentants et deux autres sont désignés par le président du Conseil de la Nation. Restent enfin sept autres membres, nommés à la majorité absolue, parmi les journalistes professionnels d’au moins quinze années d’expérience. Tout comme le rapporteur des Nations unies, Reporters sans frontières craint que cette autorité de régulation restreigne un peu plus la liberté de la presse.
Le risque persistant de l’incarcération
La loi n° 11-14 du 2 août 2011 a modifié les articles 144 bis et 146 du code pénal et dépénalisé la diffamation à l’égard des agents publics. De la même manière, en janvier 2012, un nouveau code de la presse est entré en vigueur, a abrogé les peines de prison pour les délits de presse. Cette avancée législative aurait pu mettre fin à la menace que constituaient jusqu’à lors les articles 144 bis, 146, 77 à 99 du code pénal. Mais le montant des amendes est disproportionné et les articles 296 et 298 du code pénal maintiennent les peines de prison pour la diffamation envers les particuliers.
S’il arrive que les procédures judiciaires engagées contre des journalistes ou des médias soient ralenties ou “oubliées”, la menace de voir apparaître, a posteriori, l’exécution d’une décision de justice, constitue une menace qui incite le journaliste à s’autocensurer.
Je vous remercie sincèrement de l’attention que vous porterez à cette lettre, et vous prie d’agréer, Monsieur le Secrétaire d’Etat, l’expression de ma très haute considération.
Christophe Deloire
Secrétaire général de Reporters sans frontières