Depuis ses débuts dans le journalisme il y a une vingtaine d’années, Ferdinand Ayité a souvent été intimidé, mais c’est la première fois que son métier le conduit dans une cellule de la prison de Lomé.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 21 décembre 2021.
Sanctions administratives, poursuites judiciaires, surveillance et maintenant la prison pour son directeur de publication… Ces dernières années, le bi-hebdomadaire togolais L’Alternative est la cible récurrente des autorités.
Depuis ses débuts dans le journalisme il y a une vingtaine d’années, Ferdinand Ayité a souvent été intimidé, mais c’est la première fois que son métier le conduit dans une cellule de la prison de Lomé, la capitale du Togo. Arrêté le 9 décembre, le directeur de publication du bi-hebdomadaire L’Alternative a été inculpé pour “outrage à l’autorité” et “diffamation”, et incarcéré dans la foulée, tout comme, dès le lendemain, son confrère Joël Egah, directeur de publication du journal Fraternité. Il est reproché aux deux journalistes des propos tenus contre deux ministres, celui de la Justice et celui du Commerce, mis en cause pour leur double casquette de gouvernant et de pasteur dans “L’Autre Journal”, une émission de débats sur l’actualité togolaise diffusée sur YouTube. Le présentateur de l’émission, Isidore Kouwonou, a également été entendu, mais simplement placé sous contrôle judiciaire. Cette affaire qui conduit deux journalistes en prison n’est que le dernier épisode d’une série de sanctions et de menaces qui se sont accumulées contre ce média ces dernières années.
En mars 2020, L’Alternative écope d’une suspension de deux mois de la part de la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC). Cette mesure fait suite à une plainte de l’ambassadeur de France pour un article accusant le conseiller Afrique du président français Emmanuel Macron de “connivence incestueuse” avec le régime du président Faure Gnassingbé, fraîchement réélu pour un quatrième mandat, après avoir succédé à son père en 2005. Un an plus tard, le journal est de nouveau suspendu, cette fois pendant quatre mois, pour avoir enquêté sur un ministre à l’occasion d’une affaire de succession. La procédure est alors menée complètement à charge contre le journal, comme l’avait démontré RSF, poussant même l’un des membres de la HAAC à se désolidariser publiquement de la décision prise.
Le journal dérange, mais l’impunité prévaut
Les articles au vitriol sur la corruption et la mauvaise gouvernance sont devenus la marque de fabrique du journal. Le ton est souvent caustique, parfois virulent. Sur le fond, la qualité des enquêtes menées lui a valu une certaine notoriété et beaucoup d’ennuis. En 2016, le journal participe au Panama Papers aux côtés d’un consortium international de journalistes d’investigation. Le sérieux des révélations est largement établi et éclabousse de nombreux pays. Le volet togolais de l’enquête effectuée avec L’Alternative révèle que le Premier ministre de l’époque est l’un des actionnaires d’une société togolaise dont les revenus atterrissent dans les paradis fiscaux. Sur place, l’affaire fait grand bruit, mais le pouvoir ne vacille pas : le chef du gouvernement sera maintenu dans ses fonctions sans être inquiété.
Le journal dérange, mais l’impunité prévaut. En juin 2020, L’Alternative sort l’affaire dite du pétrole-gate : un détournement colossal de plusieurs centaines de millions d’euros dans l’importation du pétrole au Togo, dans lequel plusieurs responsables du régime sont soupçonnés d’être impliqués. Le gouvernement lance un audit… dont les conclusions définitives se font toujours attendre. Aucun des responsables présumés n’est poursuivi, à l’inverse de L’Alternative, qui écope d’une amende de 6 000 euros à l’issue d’un premier procès tenu quelques mois plus tard.
“On résiste et ça agace”
Ni le bâton ni la carotte ne sont parvenus à infléchir la ligne éditoriale. La surveillance, elle, semble avoir été clairement envisagée au plus haut niveau, comme l’ont montré les révélations du Pegasus Project : le numéro de Ferdinand Ayité fait partie de ceux identifiés au sein d’un fichier de 300 cibles visées par l’Etat togolais, client de la société israélienne NSO qui commercialise le logiciel espion. Son utilisation a été largement dévoyée pour espionner les téléphones des acteurs de la société civile, dont plus de 200 journalistes à travers le monde. Une vingtaine d’entre eux, dont le directeur de publication de L’Alternative, se sont joints à des plaintes déposées par RSF à l’ONU et devant la justice française. Depuis l’éclatement de l’affaire, les sources au Togo se montrent plus prudentes par téléphone et rares sont celles qui prennent le temps de se déplacer à la rédaction loméenne.
L’emprisonnement des deux journalistes touche aussi le journal directement au portefeuille. La diffusion de l’émission sur YouTube pourrait devenir plus difficile et les invités moins enclins à y participer. Or c’est elle qui permet de générer des revenus pour compenser la frilosité des annonceurs à l’égard d’un journal aussi ouvertement critique du régime. “On nous a plusieurs fois approchés pour nous mettre à l’aise et nous proposer des avantages, mais on résiste et ça agace”, raconte l’un des journalistes joint par RSF, qui se souvient des coupures de courant touchant la rédaction lors des grandes manifestations contre le régime de Faure Gnassingbé en 2017 et 2018. Elles intervenaient très souvent le lundi et le jeudi, jours de bouclage du bi-hebdomadaire…
Le Togo occupe la 74e place sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.