"Face aux pressions judiciaires, politiques et économiques, l’autocensure des professionnels des médias gagne du terrain. C'est le droit du public à une information libre, fiable et pluraliste en Tunisie qui est alors entravé."
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 9 mai 2025.
Pressions judiciaires, politiques et économiques, sont les outils d’une répression d’ampleur contre le journalisme en Tunisie. Le gouvernement de Kaïs Saïed persiste à répéter les erreurs de ses prédécesseurs : il n’initie pas de réformes, renforce l’arsenal répressif hérité de l’ère Ben Ali et fragilise un secteur médiatique déjà exsangue. Reporters sans frontières (RSF) s’alarme de cette régression préoccupante de la liberté de la presse en Tunisie.
La Tunisie chute de 11 places et occupe désormais la 129e place sur 180 pays et territoires dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2025 établi par RSF. La répression contre les journalistes y atteint de nouveaux sommets. Trois journalistes et une collaboratrice des médias détenus, des rédactions sous pression politique dans un contexte législatif de plus en plus répressif pour la presse, et un risque grandissant d’asphyxie économique et administrative des médias.
“Face aux pressions judiciaires, politiques et économiques, l’autocensure des professionnels des médias gagne du terrain. C’est le droit du public à une information libre, fiable et pluraliste en Tunisie qui est alors entravé. Il est urgent que les autorités cessent d’utiliser, contre la presse, les lois relatives à la lutte contre le terrorisme, aux infractions liées aux systèmes d’information, ou encore le Code des télécommunications, hérité de l’ère Ben Ali. RSF s’alarme de cette régression préoccupante de la liberté de la presse en Tunisie.”
Anne Bocandé. Directrice éditoriale RSF
Trois journalistes et une collaboratrice de médias sont actuellement détenus. Les journalistes Mourad Zeghidi, Borhen Bsaies et l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani ont été arrêtés le 11 mai 2024, mettant un coup d’arrêt à l’émission “l’Émission impossible” sur Radio IFM. Tous les trois sont toujours derrière les barreaux, condamnés à des peines de prison ferme allant de huit mois à deux ans pour “diffusion de fausses informations”, entre autres charges fallacieuses.
La journaliste Chadha Hadj Mbarek est quant à elle détenue depuis 2021, pour son travail au sein de la société de production Instalingo. Accusée de “complot contre la sécurité extérieure de l’État” et “offense au président de la République”, elle a été condamnée à cinq ans de prison en février 2025. Depuis, son état de santé s’est fortement détérioré selon son avocat.
Plusieurs autres figures du journalisme ont été visées en 2024 par des arrestations et des poursuites judiciaires en raison de leur travail. Si le journaliste Mohamed Boughalleb, collaborateur de plusieurs médias dont Cap fm, qui a été condamné à huit mois de prison pour diffamation pour avoir dénoncé la gestion des dépenses du ministère des Affaires religieuses, a recouvré la liberté, il reste poursuivi sur la base du décret-loi n°2022-54 relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication. Emprisonné le 22 mars 2024, il avait été condamné un mois plus tard à six mois de prison ferme, peine alourdie à huit mois en appel.
Une législation de plus en plus liberticide
Alors que le décret-loi n°2011-115, garantissant la liberté de la presse, reste inappliqué pleinement, les autorités recourent de plus en plus, contre les journalistes et les médias, à des textes juridiques restrictifs, tels que la loi organique n°2015-26 relative à la lutte contre le terrorisme, le décret-loi n°2022-54, ou encore le Code des télécommunications, hérité de l’ère Ben Ali.
La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), organe de régulation, a également été fragilisée par des décisions gouvernementales – telles que le gel des salaires de certains membres – qui ont entravé son fonctionnement, contribuant ainsi à un climat de tension et d’incertitude, à l’heure où un projet de loi visant à réformer l’audiovisuel est en cours d’examen.
Un climat de peur et d’autocensure
La couverture de certains sujets est même entravée. Des journalistes, telles que Bochra Sellami de la radio Mosaïque FM et Monia Ben Hamadi, correspondante du quotidien français Le Monde, ont été empêché de couvrir une des audiences, en avril 2025, du procès relatif à l’affaire dite du “complot” contre la sûreté de l’État : une quarantaine d’accusés, dont des figures de l’opposition et actionnaires de médias privés à l’instar la radio Mosaïque FM et du journal électronique Business News, ont été condamnés à des peines de prison allant de 13 à 66 ans.
De même, le traitement médiatique de la gestion de sujets migratoires est nourri par la propagande officielle. Ceux qui tentent d’en rendre compte en toute indépendance sont parfois ciblés par les autorités, comme le journaliste indépendant danois Jakob Plaschke interdit de sortie de territoire pendant sept mois pour avoir interviewé une migrante. Face à ces intimidations, beaucoup de journalistes s’autocensurent.
Les médias tunisiens étouffent sous la crise économique
Autre signal alarmant sur l’état de la presse en Tunisie, la fermeture, pour raisons économiques, en octobre 2024 du journal Acharaa Al Magharibi, qui a cessé toute parution, illustrant ainsi l’asphyxie économique qui frappe de plein fouet les médias indépendants, déjà fragilisés par la crise de la Covid-19. En absence de régulation du marché publicitaire et de conditions équitables d’accès à la publicité publique, de nombreuses rédactions luttent pour survivre et produire du contenu de qualité. En novembre 2024, le Syndicat tunisien des radios privées a d’ailleurs averti que plusieurs radios privées pourraient disparaître. Le Syndicat national des journalistes tunisiens a aussi déploré les licenciements massifs dans certains médias, comme au sein des télévisions privées El Hiwar Ettounsi et Attessia, ainsi que la précarité des contrats et l’absence de protection sociale.