En dix ans, Recep Tayyip Erdogan aura instauré en Turquie un système d’hyper-présidence prédateur de la liberté de la presse et du pluralisme de l’information.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 10 août 2024.
Cinq journalistes tués, 131 emprisonnés, des centaines poursuivis en “justice” pour avoir exercé leur métier, 77 condamnés pour “insulte envers le président”… Reporters sans frontières (RSF) dresse un bilan accablant des dix ans au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, qui a renforcé sa mainmise sur les médias nationaux, et appelle au rétablissement de la liberté de la presse dans le pays.
En dix ans, Recep Tayyip Erdogan aura instauré en Turquie un système d’hyper-présidence prédateur de la liberté de la presse et du pluralisme de l’information. RSF révèle un bilan accablant qui démontre l’ampleur de la croisade contre le journalisme menée depuis plus d’une décennie par le président Erdogan, réélu en mai 2023 pour un troisième mandat jusqu’en 2028.
“Cette décennie répressive a clairement mis le journalisme indépendant en danger d’extinction. L’instrumentalisation de la justice et de l’audiovisuel public ainsi que la mainmise sur la propriété des médias et les institutions de régulation ont mis en péril le droit à l’information, sans lequel un État de droit ne peut exister. La Turquie doit se réveiller de ce cauchemar et tourner la page. RSF demande au président, de prendre rapidement des mesures et de mener de profondes réformes pour protéger les journalistes indépendants et enfin garantir le droit à l’information dans le pays.”
Erol Onderoglu, Représentant de RSF en Turquie
Un avant-goût d’impunité : 150 journalistes agressés lors les manifestations de Gezi
La gestion autoritaire et les attaques de Recep Tayyip Erdogan dirigées contre les journalistes ont débuté avant même qu’il ne devienne président. Alors qu’il était Premier ministre, les manifestations antigouvernementales de Gezi, à Istanbul, au printemps 2013, ont été marquées par une spirale de violence inouïe envers les professionnels de l’information. Entre mai et septembre 2013, plus de 150 d’entre eux ont été agressés par les forces de l’ordre, en toute impunité, dans les métropoles d’Istanbul, d’Ankara et d’Izmir. Cette répression était un avant-goût de l’impunité dans le nouveau concept autoritaire du pouvoir : seuls trois journalistes obtiendront compensation pour les préjudices subis.
Plus de 85 % des médias nationaux contrôlés par le pouvoir
Déjà très influent dès son arrivée au pouvoir en 2002, le Premier ministre Erdogan et son Parti de la justice et du développement (AKP) mettent alors en place un système financier permettant de saisir des sociétés de médias détenues par des actionnaires peinant à rembourser leurs dettes à l’État pour finalement les attribuer à des sociétés proches du pouvoir. Aujourd’hui, plus de 85 % des médias nationaux privés sont contrôlés par des sociétés proches du pouvoir ou ayant des intérêts stratégiques.
Cette mainmise sur les médias, que Recep Tayyip Erdogan exerce fortement sur l’audiovisuel public (TRT) et le Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTÜK), a d’ailleurs favorisé sa troisième victoire à l’élection présidentielle, en mai 2023, à l’issue d’une campagne électorale clairement entachée par un traitement médiatique discriminatoire.
Les procès et détentions, armes contre l’information : au moins 131 journalistes détenus depuis 2014
Les poursuites judiciaires et la détention constituent des moyens privilégiés du gouvernement Erdogan pour intimider les professionnels de l’information et empêcher tout débat sur l’autoritarisme, la question kurde, la corruption ou le clientélisme politique, et pour empêcher les journalistes d’investigation de dévoiler des dossiers embarrassants pour le cercle du pouvoir. Sur les 131 journalistes détenus depuis le début de la présidence Erdogan en 2014, au moins 40 ont fait l’objet d’une condamnation.
En 2018, dans le contexte de l’état d’urgence imposé après la tentative de putsch de juillet 2016, la Turquie est devenue la plus grande prison au monde pour les journalistes : des arrestations arbitraires massives ont été menées au sein de nombreuses rédactions, telles que celles des quotidiens Cumhuriyet, Sözcü, Özgür Gündem, Zaman, etc.
Même si le nombre de journalistes emprisonnés n’a jamais été aussi bas depuis des décennies – quatre à ce jour – en raison d’une accalmie des arrestations en masse de journalistes, le harcèlement judiciaire des professionnels des médias reste monnaie courante dans le pays. Ces dernières années, des poursuites judiciaires conduisant à des arrestations ont notamment visé des journalistes d’investigation, des présentateurs télé, et des reporters considérés comme récalcitrants tels que Tolga Sardan, Merdan Yanardag, Baris Pehlivan, Abdurrahman Gök et Furkan Karabay.
Du “terrorisme” à “l’insulte envers le président”
Les charges utilisées le plus fréquemment contre les professionnels de l’information sont notamment la “propagande d’une organisation terroriste” ou “exposition d’un agent anti-terroriste à la menace d’organisations terroristes” sur la base de la loi antiterroriste (TMK) ou “l’insulte à un agent public”, “insulte envers le président” et “dénigrement des institutions de l’État” sur la base du Code pénal (TCK). En dix ans, le site d’information Bianet.org, partenaire de RSF en Turquie, a recensé 77 journalistes condamnés (à de la prison ou d’amende avec ou sans sursis) pour “insulte envers le président” en raison de leurs articles, éditoriaux, commentaires ou partages sur les réseaux sociaux.
Le procès du représentant de RSF en Turquie, Erol Onderoglu, de la défenseuse des droits humains Sebnem Korur Fincanci et du journaliste Ahmet Nesin, dure depuis plus de huit ans. Tous les trois sont accusés de “propagande du PKK”, simplement pour avoir participé en mai 2016 à une campagne journalistique de solidarité en faveur du quotidien pro-kurde Özgür Gündem, qui a été fermé manu militari sous l’état d’urgence en 2016. Les acquittements prononcés en leur faveur ont été annulés en octobre 2020 à la suite de l’intervention publique du président Erdogan.
La répression de l’administration Erdogan ne connaît pas de frontières : des journalistes en exil tels que Erk Acarer, Hayko Bagdat ou Fehim Tastekin font depuis des années l’objet de poursuites judiciaires ou de représailles administratives en raison de leurs activités journalistiques.
Can Dündar, l’ancien rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet (République), a quant à lui été menacé personnellement par Recep Tayyip Erdogan. “Celui qui a signé cet article exclusif le paiera très cher. Je ne le laisserai pas comme ça”, avait-il dit à propos du journaliste, non seulement contraint à l’exil mais aussi condamné par contumace à 27 ans et six mois de prison, pour un article de 2015 intitulé “Voici les armes déclarées inexistantes par Erdogan” (“İşte Erdoğan’ın yok dediği silahlar”).
Des plateformes numériques bloquées
Des médias sociaux et des sites se sont vus censurés à plusieurs reprises par l’administration Erdogan. Dernière limitation en date, Instagram a été rendu inaccessible le 2 août pour violation des “délits catalogues” – allant de l’abus de mineurs à la promotion de drogues. L’interdiction d’accès annoncée sans détail est basée sur l’article 8 de la Loi sur l’Internet permettant de rendre inaccessible des contenus ou sites pour une série de motifs, tels que la “pornographie”, la “vente de production mettant en péril la santé”, l’“incitation au suicide’ ou encore l‘atteinte à la mémoire du fondateur de la république Mustafa Kemal Atatürk’.
Elle intervient suite à la restriction par Instagram du message de condoléances de Recep Tayyip Erdogan pour la mort du leader du Hamas, Ismaïl Haniyeh. En 2017, le gouvernement avait bloqué Wikipedia dans le pays pendant trois ans, en raison de contenus évoquant des accusations de complicité entre le gouvernement turc et des organisations djihadistes de Syrie. Twitter avait également été bloqué en mars 2014 en raison d’enregistrements sonores mettant en cause des politiques dans des affaires de corruption.
Cinq journalistes tués
Épargnée par les assassinats politiques depuis le meurtre en 2007 du journaliste turco-arménien Hrant Dink, un des fondateurs de l’hebdomadaire bilingue Agos, la Turquie a connu, sous la présidence Erdogan, cinq meurtres de journalistes, dont trois Syriens réfugiés en Turquie, depuis que la guerre civile a éclaté en 2011 en Syrie, ainsi que deux journalistes locaux de Bursa et de Kocaeli.
À l’arrivée d’Erdogan à la présidence en 2014, la Turquie occupait la 154e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF. Le pays a basculé jusqu’à la 165e place en 2023, avant d’atteindre la 158e place en 2024.
Chiffres clés des dix années au pouvoir du président Erdogan :
- 5 journalistes tués
- 131 journalistes détenus (pendant plus de 48 heures) dont 40 journalistes condamnés
- Des centaines de journalistes poursuivis en justice.
- 77 journalistes condamnés pour “insulte envers le président”
- 85% des médias nationaux contrôlés par le pouvoir.
- Instagram, Wikipedia, Twitter… bloqués