Au nom du respect de Dieu et de notions telles que le blasphème, ses partisans entendent créer une exception à la liberté d’expression en général, et de l’information en particulier, qui n’est nullement prévue par le droit international.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 6 janvier 2016.
Reporters sans frontières (RSF) met en garde contre l’instauration insidieuse d’un “religieusement correct” qui met à mal la liberté d’informer et de rire. Un danger majeur pour le journalisme.
A la veille de l’anniversaire de la tragédie de Charlie Hebdo à Paris, et alors que la nouvelle Une de l’hebdomadaire suscite des polémiques, Reporters sans frontières (RSF) dénonce l’instauration d’une chape de plomb qui pèse de plus en plus sur la presse et incite les journalistes à se plier à un prétendu “religieusement correct”. Au nom du respect de Dieu et de notions telles que le blasphème, ses partisans entendent créer une exception à la liberté d’expression en général, et de l’information en particulier, qui n’est nullement prévue par le droit international. Selon le Pacte relatif aux droits civils et politiques, les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont prohibées, sauf en cas d’appel à la haine constituant “une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence”.
Contrairement au “politiquement correct”, concept désignant une restriction de l’expression sans réelle contrainte, le “religieusement correct” est imposé dans de nombreux pays du monde avec une force et une violence débridées. Il ne s’agit pas d’un simple conformisme, mais d’une atteinte grave au droit à l’information, à l’origine de faits parfois sanglants. Certains peuvent se sentir offensés ou blessés par la critique de leurs croyances, notamment sous la forme satirique. Mais la liberté d’information et d’expression, celle des journalistes comme des citoyens, ne saurait être contrainte ou limitée par les convictions ou les sensibilités des uns ou des autres, sauf à instaurer, sans qu’on y prenne garde, une forme de totalitarisme.
Dans le monde, 47 % des États (soit 94 des 198 pays), étaient dotés en 2013 d’une loi punissant plus ou moins sévèrement le blasphème, dont 8 pays de l’Union européenne. En Arabie saoudite, le blogueur Raïf Badawi, emprisonné depuis 2012 pour “insulte à l’Islam”, a été condamné à dix ans de prison et 1000 coups de fouets. C’est au nom du “religieusement correct” que le groupe djihadiste Shebab perpètre des exactions contre les médias en Somalie. En Turquie, deux journalistes du quotidien Cumhuriyet demeurent poursuivis pour avoir publié des caricatures publiées après le 7 janvier dans Charlie Hebdo, pourtant en format timbre poste.
RSF regrette l’autocensure et la frilosité qui se sont emparées des médias de pays pourtant démocratiques. Même aux États-Unis, où la liberté d’expression est protégée par le 1er amendement, les journaux et des chaînes de télévision succombent trop souvent au religieusement correct. En mai, deux cents romanciers anglo-saxons dénonçaient l’attribution du prix Courage et liberté d’expression au journal satirique français par la fondation littéraire PEN America.
“Tous celles et ceux qui manifestent leur courage éditorial et refusent de participer à la sanctuarisation des systèmes de pensée quels qu’ils soient doivent être protégés y compris par ceux qui ne partagent pas leurs convictions, observe Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. Car les bras armés du religieusement correct ne se contentent pas d’empêcher la critique des religions, ils empêchent tout reportage ou toute enquête journalistique sur des pans entiers des réalités politiques, économiques, sociales et culturelles”.