(RSF/IFEX) – Ci-dessous, un communiqué de presse de RSF, daté du 17 avril 2001 : TURQUIE Grèves de la faim dans les prisons et crise économique : la presse toujours muselée Depuis le début des mouvements de contestation dans les prisons, en décembre 2000, les professionnels des médias ont été entravés dans l’exercice de leur […]
(RSF/IFEX) – Ci-dessous, un communiqué de presse de RSF, daté du 17 avril 2001 :
TURQUIE
Grèves de la faim dans les prisons et crise économique : la presse toujours muselée
Depuis le début des mouvements de contestation dans les prisons, en décembre 2000, les professionnels des médias ont été entravés dans l’exercice de leur profession. Reléguées désormais dans les pages intérieures des journaux, les grèves de la faim de nombreux détenus d’extrême gauche, dont le bilan se chiffre, au 16 avril 2001, à treize morts, ont laissé la place, en « une », à la grave crise économique que subit la Turquie. Alors que de nombreux journalistes ont recours à l’autocensure afin d’échapper aux sanctions des autorités et sauvegarder leur emploi, d’autres, licenciés pour des motifs économiques, s’estiment victimes d’une « purge politique » menée dans les médias.
Mais au-delà des récentes entraves à la liberté d’informer liées à l’actualité, Reporters sans frontières estime que les autorités turques ont toujours recours à un arsenal législatif répressif pour faire taire ceux qui brisent les tabous de la république kémaliste, à savoir la question des minorités, des droits de l’homme et du rôle de l’armée et des forces de police dans la société turque. Suite aux récentes violations de la liberté d’expression et d’opinion sur la Toile turque, on peut craindre que cette répression ne s’étende à Internet.
Reporters sans frontières fait le point sur les récentes violations de la liberté de la presse en Turquie et adresse une série de recommandations aux autorités turques et européennes.
Cinq journalistes, prisonniers d’opinion
Cinq journalistes sont actuellement emprisonnés dans ce pays pour leurs opinions ou dans l’exercice de leur profession : Asiye Zeybek Güzel, Nureddin Sirin, Hasan Özgün, Kemal Evcimen et Mustafa Benli. Trois d’entre eux ont été condamnés à des peines allant de douze ans et six mois à dix-sept ans et six mois de prison pour « appartenance à une organisation illégale ». Les deux autres n’ont toujours pas été jugés.
Parmi eux, Mustapha Benli, journaliste emprisonné depuis février 1998, a cessé sa grève de la faim le 9 avril 2001, suite aux pressions de ses proches. Ce rédacteur en chef du mensuel Hedef (proche de la communauté alévi), et journaliste des périodiques Liseli Akadas et Alevi Halk Gerçegi, a été condamné, en novembre 1999, à 12 ans et 6 mois de prison pour « appartenance à une organisation illégale » (article 168-2 du Code pénal). Mustapha Benli a perdu plus de 15 kg et souffre de pertes de mémoire, de troubles de l’audition et de la vue. Une gastrite et un début d’ulcère ont aggravé son état de santé et entraîné son hospitalisation d’urgence à l’hôpital de l’Université de la Thrace, à Edirne, près de la frontière bulgare. Le 24 octobre 2000, Hasan Erdogan, son avocat, a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, à Strasbourg. Comme Mustafa Benli, quelque 120 prisonniers en grève de la faim sont aujourd’hui hospitalisés. Selon l’Association turque des droits de l’homme (IHD), près de 300 détenus observent une grève de la faim « totale ».
Les grévistes, liés à des groupes d’extrême gauche, protestent contre leur déplacement vers de nouvelles prisons, dites « de type F ». Dès septembre 2000, en effet, les autorités turques ont décidé de transférer de nombreux prisonniers politiques de prisons aux vastes dortoirs collectifs vers des établissements pénitentiaires aux cellules prévues pour deux à trois personnes. Ce nouveau régime de détention serait plus adapté, selon les autorités, pour prévenir les fréquentes mutineries avec prises d’otages dans les prisons turques. Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme estiment, en revanche, que cet isolement peut favoriser les mauvais traitements. Le mouvement de contestation, débuté fin 2000, a entraîné, le 19 décembre, l’intervention brutale des forces de l’ordre dans une vingtaine de prisons. Les violences qui ont duré quatre jours se sont soldées par la mort de trente prisonniers et deux gendarmes ainsi que par plusieurs dizaines de blessés. La journaliste Asiye Zeybek Güzel, rédactrice en chef de l’hebdomadaire Isçinin Yolu, a notamment été blessée à la jambe gauche et au dos dans la prison de Gebze, à Izmit (70 km d’Istanbul). Selon son avocat, elle a des difficultés pour se déplacer, et risque une paralysie si elle n’est pas soignée.
Cette jeune journaliste avait été interpellée à son domicile, le 22 février 1997, et conduite à la section antiterroriste de la direction de sécurité d’Istanbul où elle a été gardée à vue pendant treize jours. Durant cette période, Asiye Zeybek Güzel a été violée. « Les policiers m’ont harcelée sexuellement, moi et d’autres femmes. Ils regardaient des films pornographiques et buvaient de l’alcool après nous avoir torturées », a-t-elle témoigné (cf. Rapport RSF 1998). Par la suite, elle est transférée à la prison de Kirklareli en Thrace Orientale (150 km au nord d’Istanbul) où elle entame une grève de la faim qui dure vingt jours. Au bout du cinquième mois d’incarcération, elle est envoyée dans la prison de Gebze. Accusée, elle aussi, d' »appartenance à une organisation illégale », le Parti communiste marxiste-léniniste (MLKP, armé), la journaliste n’a toujours pas été condamnée. La prochaine audience de son procès se tiendra le 18 avril 2001, à Istanbul. Quant à l’enquête ouverte suite à sa plainte contre les policiers qui l’ont violée et torturée, elle a abouti à un non-lieu. Son avocat, Ercan Kanar, s’apprête à saisir la Cour européenne des droits de l’homme.
Grèves dans les prisons : restrictions et sanctions contre la presse
Depuis décembre 2000, de nombreux journalistes ont témoigné de la difficulté de couvrir librement les événements dans les prisons. Les conditions de détention des prisonniers politiques, comme l’ensemble des sujets relatifs aux droits de l’homme, sont devenus de plus en plus difficiles à traiter par les professionnels des médias qui craignent les représailles des autorités ou s’inclinent devant les pressions exercées par leurs employeurs.
L’accès aux prisons a été strictement réglementé. Dans un entretien accordé à Reporters sans frontières, un journaliste travaillant pour une chaîne de télévision privée, qui a requis l’anonymat, a fait état d’une interdiction, pour les représentants des médias, de s’approcher des établissements pénitentiaires à moins d’un kilomètre.
Le 14 décembre 2000, en plein conflit dans les prisons, la Cour de Sûreté de l’Etat N°4 d’Istanbul a signifié aux médias de ne pas diffuser des émissions ou articles qui pourraient « inciter au crime » et faire « la propagande des organisations illégales ». La Cour a rappelé que ces informations peuvent tomber sous le coup des articles 6.2 (« publication de déclarations d’organisations terroristes ») et 7.2 (« propagande d’une organisation terroriste ») de la loi 3713 antiterroriste et l’article 1 alinéa 7 de la loi 4422. Le 20 décembre, les autorités passent des menaces aux actes : cinq journaux de la ville de Corum (nord du pays), dont Dost Haber Gazetesi, sont saisis pour avoir critiqué l’intervention des forces de l’ordre dans les prisons. Durant le premier trimestre 2001, plusieurs procès ont été intentés contre le quotidien d’extrême gauche, Yeni Evrensel, suite à la parution d’articles, les 22 et 25 décembre 2000, dénonçant les morts dans les prisons turques. Fevzi Saygili, propriétaire du journal, et Bülent Falakaoglu, rédacteur en chef, ont été accusés d' »incitation à la haine et à l’hostilité » et d' »infraction à la loi antiterroriste N° 3713″. Dans le même temps, la chaîne privée CNN Türk a été interdite d’émettre, pendant une journée, par le Conseil de l’audiovisuel turc, (RTÜK, contrôlé par le gouvernement), après avoir diffusé un reportage sur un détenu blessé lors d’un assaut des forces de l’ordre en décembre 2000. Une autre chaîne, Kanal 6, s’est vue infliger la même sanction après avoir interviewé des proches de personnes incarcérées dans une prison de type F. Le 28 mars, c’est au tour de la radio Anadolunun Sesi d’être sanctionnée par le Conseil de l’audiovisuel pour 90 jours : elle avait traité le thème des prisons.
Pendant l’année 2000, le RTÜK a suspendu plusieurs dizaines de stations de radio et de chaînes de télévision pour un total de plus de 4 500 jours. Fin avril 2001, cette instance doit procéder au renouvellement des licences de diffusion des chaînes de télévision nationales. Onze fréquences, contre seize actuellement, doivent être délivrées. Or chaque station doit présenter un document, dit de « sécurité nationale », dans lequel il est notamment fait mention des éventuelles sanctions prononcées à son encontre, ce qui fait craindre la mise à l’écart des médias les plus critiques.
Médias : crise économique ou purges « politiques » ?
Alors que le sujet des prisons est aujourd’hui moins traité par les grands journaux turcs, c’est un autre thème qui fait désormais la « une » des médias : la crise économique dont les journalistes sont autant les témoins que les victimes.
La récession qui touche la Turquie depuis le début du mois de février 2001 semble être utilisée par certains propriétaires de médias comme un moyen de pression à l’encontre de leurs journalistes. Selon un responsable de l’Association des journalistes contemporains, « les patrons de presse voient dans la crise un moyen de se séparer des éléments les plus incontrôlables et d’exercer un chantage à l’emploi et au salaire sur les autres ». L’Association turque des journalistes estime, pour sa part, que 2 800 professionnels de la presse ont été licenciés ces deux derniers mois, dont deux des éditorialistes les plus populaires de la presse écrite, Nilgun Cerrahoglu et Umur Talu du quotidien Milliyet. Plusieurs de ceux qui ont été remerciés écrivaient régulièrement sur la corruption au sein du pouvoir. Aussi, lors du traitement d’une actualité sensible, de plus en plus de journalistes ont tendance à s’autocensurer pour ne pas aller à l’encontre de la ligne éditoriale de la grande presse, plutôt consensuelle et proche des autorités. En effet, l’ensemble des médias privés turcs (dix quotidiens nationaux, dix-sept chaînes de télévision nationales, des dizaines de stations de radio et de périodiques) est contrôlé par quelques groupes économiques et financiers. Le groupe Dogan, par exemple, règne sur le monde de l’information en contrôlant 70% du paysage médiatique turc.
Censure sur le Net
Le 27 mars 2001, Caskun Ak, modérateur d’un forum sur Superonline, un des principaux fournisseurs d’accès Internet en Turquie, a été condamné à 40 mois de prison pour « insultes et moqueries envers les institutions ». Un tribunal d’Istanbul lui a reproché de ne pas avoir censuré un texte de 24 pages, mis en ligne le 26 mai 1999 par un internaute, qui regroupait des articles de presse et des rapports d’organisations non gouvernementales sur les violations des droits de l’homme dans le sud-est anatolien. Les ministères de l’Intérieur et de la Justice, le Parlement et l’état-major de l’armée avaient porté plainte contre lui après qu’il eut été dénoncé par un des participants du forum. Caskun Ak a fait appel.
Ce cas laisse craindre une dérive autoritaire de la justice contre la liberté d’expression sur la Toile. Déjà, en 1998, un jeune internaute, Emre Ersoz, avait été reconnu coupable « d’insultes envers la police » sur un forum Internet et condamné à dix mois de prison avec sursis. Les responsables du fournisseur, Turknet, avaient été sommés par la justice de fournir l’identité et l’adresse du jeune homme.
Pour plus d’informations sur Internet en Turquie, veuillez consulter « Les ennemis d’Internet » sur le site de Reporters sans frontières : www.rsf.fr
Recommandations
Le 16 mars 2001, la Turquie a adopté un programme de réformes en vue d’adhérer à l’Union européenne. Pourtant, ce « programme national » est loin de répondre aux demandes de l’Europe, notamment en matière de droits de l’homme et de protection des minorités. Reporters sans frontières souligne, encore une fois, l’importance des critères dits « de Copenhague », définis en 1993 et portant sur la mise en place d’un Etat de droit, dans le processus de négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
Reporters sans frontières recommande aux autorités turques :
1) Concernant les journalistes :
– La libération immédiate et inconditionnelle des journalistes Asiye Zeybek Güzel, Hasan Özgün, Mustafa Benli et Kemal Evcimen
– Un procès juste et équitable pour le journaliste Nureddin Sirin
2) Concernant les prisons de type F :
De faciliter les conditions de visites pour les familles et les avocats ; de permettre l’accès aux soins pour les détenus et d’autoriser les prisonniers à se réunir dans la journée à l’extérieur des cellules.
3) Concernant la législation sur la presse :
L’abrogation des articles de loi qui restreignent la liberté d’expression et d’information. Notamment les articles 6, 7 (alinéa 2) et 8 de la loi n° 3713, dite loi antiterroriste, qui sont à l’origine de la plus grande partie des atteintes aux droits des journalistes ; l’abrogation de la loi d’urgence 2935 dont l’alinéa (e) de l’article 11 permet au gouverneur de Diyarbakir d’ « interdire l’impression, la distribution et l’entrée de publications » dans les quatre provinces du sud-est anatolien ; l’abrogation de l’article 169 du Code pénal pour les journalistes accusés « d’aide à une organisation illégale.
4) Concernant les institutions :
La suppression des Cours de sûreté de l’Etat, et leur remplacement par des tribunaux civils indépendants.
5) Concernant les engagements internationaux de la Turquie :
Le respect des engagements formulés par la Turquie dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme et de son protocole additionnel n°1, ratifiés le 28 janvier 1987, à savoir : la liberté d’expression et d’information (article 10) ; la liberté d’aller et venir (article 5) ; le respect du droit à la vie (article 2) ; le droit à un procès juste et équitable (article 6) ; le droit à un recours effectif devant les tribunaux (article 13) ; le droit d’être informé des raisons de sa détention (article 5.2) ; le droit de recours et droit à réparation en cas d’arrestation ou détention illégale (article 5.4 et 5.5) ; le droit d’être jugé dans un délai raisonnable (article 5.3).
Reporters sans frontières demande aux autorités européennes :
1) au Conseil de l’Europe :
D’user de son rôle de tribune politique et de juridiction des droits de l’homme pour exercer un contrôle actif sur la protection de la liberté de la presse en Turquie.
2) à l’Union européenne :
De lier toute candidature de la Turquie au respect de ses engagements en matière de droits de l’homme et tout particulièrement au respect de l’article 10 de la Convention européenne qui garantit le droit d’informer et d’être informé.