Alors qu’une prise d’otage se déroulait au Palais de justice d’Istanbul, le 31 mars 2015, le Premier ministre turc a rapidement interdit toute couverture médiatique de cet événement.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 2 avril 2015.
Alors qu’une prise d’otage se déroulait au Palais de justice d’Istanbul, le 31 mars 2015, le Premier ministre turc a rapidement interdit toute couverture médiatique de cet événement. Le lendemain, de nombreux médias critiques des autorités ont été empêchés d’assister aux funérailles de l’otage abattu. Quatre titres sont également visés par une enquête pour “propagande du terrorisme”. Reporters sans frontières (RSF) condamne ces restrictions abusives.
L’exécutif turc a de nouveau démontré que la censure était son premier réflexe en cas de difficulté. La prise en otage du procureur Mehmet Selim Kiraz par un commando armé, le 31 mars 2015 au Palais de justice de Çağlayan (Istanbul), s’est soldée par la mort du magistrat et de ses deux ravisseurs, après huit heures de négociations infructueuses avec les forces de l’ordre. Dès les premières heures du drame, le bureau du Premier ministre a interdit aux médias de couvrir cette affaire.
“En Turquie, chaque affaire sensible fait désormais l’objet d’une interdiction de publier, observe Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale de Reporters sans frontières. La banalisation de cette censure pure et simple est d’autant plus inquiétante que l’exécutif en assume de plus en plus la responsabilité. Ce faisant, il foule aux pieds le droit de la population d’être informée sur un sujet d’intérêt général.”
Interdiction de couvrir la prise d’otage
L’“interdiction temporaire de publier” décrétée en début d’après-midi par le Premier ministre Ahmet Davutoğlu se fonde sur l’article 7 de la loi sur le Haut conseil de l’audiovisuel (RTÜK), qui l’autorise en cas d »“atteinte à la sécurité nationale ou à l’ordre public”. Aucune échéance n’a été fixée pour la levée de cet interdit.
Les principales chaînes de télévision ont ainsi abruptement mis fin à leurs directs depuis le Palais de justice. Citant à l’antenne la décision du Premier ministre, les chaînes d’information en continu se sont dès lors bornées à relayer les quelques informations disponibles – et ce, encore longtemps après le dénouement de la prise d’otage. “[L’interdiction] n’a eu pour effet que de décupler les rumeurs et d’empêcher les gens de recevoir des informations exactes”, a déclaré au journal Today’s Zaman le directeur général de Bugün TV et de Kanal Türk, Tarık Toros.
La volonté des autorités de contrôler l’information s’est également traduite aux abords du Palais de justice de Çağlayan par des débordements policiers vis-à-vis de plusieurs journalistes. Ece Aydın, correspondante du journal BirGün et de la chaîne Yol TV, a été interpellée dans la soirée et n’a été relâchée qu’au milieu de la nuit. La journaliste danoise Nanna Muus, bousculée par les forces de l’ordre, s’est vu dire : “Rentrez dans votre pays ou nous vous arrêterons”.
Des dizaines d’affaires sensibles ont fait l’objet d’“interdictions de publier” ces dernières années. Parmi les plus connues, on peut citer l’enquête parlementaire visant d’anciens ministres soupçonnés de corruption, les émeutes les plus meurtrières de ces trente dernières années, la prise d’otages au consulat turc de Mossoul, les convois d’armes présumés à destination de la Syrie, les sanglants attentats de Reyhanli…
Les médias critiques proclamés “complices des terroristes”
Sur ordre du Premier ministre, de nombreux médias critiques des autorités ont été empêchés d’assister aux funérailles du procureur Mehmet Selim Kiraz, le 1er avril à la mosquée Eyüp Sultan d’Istanbul. Les journalistes des agences Cihan et Doğan, des quotidiens Zaman, Hürriyet, Posta, Sözcü, Taraf, Millet, Cumhuriyet, Ortadoğu, Yeniçağ et Birgün, des chaînes Samanyolu TV, IMC TV, Kanaltürk, CNN Türk et Bugün, ont été refoulés, qu’ils disposent ou non de cartes de presse.
Ahmet Davutoğlu a reconnu après la cérémonie qu’il avait “donné l’ordre de barrer l’accès” de la cérémonie à certains médias. “A partir de maintenant, tout le monde fera attention à son comportement”, a-t-il ajouté, critiquant ceux qui avaient “publié de la propagande terroriste”.
Les services du Premier ministre et les journaux proches du pouvoir ont explicité cet anathème, dénonçant les médias qui avaient republié une photo postée par les preneurs d’otage, mettant en scène le procureur Mehmet Selim Kiraz un revolver sur la tempe sur fond d’affiches du DHKP/C. L’image avait aussitôt fait le tour des réseaux sociaux et avait été largement reprise. Certains médias se sont également vus reprocher de n’avoir pas utilisé le mot “terroristes” pour désigner les preneurs d’otage.
Reporters sans frontières se joint aux protestations du syndicat de journalistes TGC et le Conseil de la Presse, qui ont dénoncé un boycott discriminatoire. “Le débat déontologique est légitime au sein de la profession, mais les actions arbitraires des autorités contribuent à le rendre impossible, estime Johann Bihr. En tout état de cause, il ne revient pas au Premier ministre de dicter aux médias leurs choix éditoriaux, ni de filtrer les entrées à un événement de cette importance.”
Dans la soirée, le parquet d’Istanbul a ouvert une enquête contre les quotidiens Hürriyet, Cumhuriyet, Posta et Bugün, soupçonnés de “propagande du terrorisme” (article 7.2 de la Loi antiterroriste). RSF dénonce un acharnement déplacé et demande l’abandon de ces procédures.
La Turquie occupe la 149e place sur 180 pays dans le Classement mondial 2015 de la liberté de la presse, établi par l’organisation.