A deux semaines des élections législatives en Turquie, Reporters sans frontières (RSF) dénonce les pressions du gouvernement sur la presse indépendante et s’inquiète de la demande du parquet d’Ankara d’interdire plusieurs médias d’opposition.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 22 mai 2015.
A deux semaines des élections législatives en Turquie, Reporters sans frontières (RSF) dénonce les pressions du gouvernement sur la presse indépendante et s’inquiète de la demande du parquet d’Ankara d’interdire plusieurs médias d’opposition.
En pleine période électorale, le parquet d’Ankara a demandé, le 18 mai 2015, à la direction du satellite Turksat – liée au ministère de la Communication – d’interdire la diffusion des médias proches de la mouvance Gülen, notamment les chaînes nationales Samanyolu TV et Bugün TV.
Cette initiative, dénoncée par RSF et par de nombreux médias en Turquie, s’inscrit dans un contexte de répression à l’encontre de Fethullah Gülen, et de ses sympathisants depuis deux ans. Bon nombre de ces médias avaient déjà été l’objet d’une campagne de recensement et de demande d’informations à l’initiative du parquet d’Ankara dans le cadre des investigations concernant la “confrérie Gülen”. Le 14 décembre 2014, [la police avait arrêté une trentaine d’individus dont Ekrem Dumanli et Hidayet Karaca, respectivement directeurs en chef du quotidien Zaman et de la chaîne de télé Samanyolu TV.]
RSF s’inquiète d’une telle initiative qui, si elle était approuvée, porterait un coup terrible à la liberté et à la diversité de l’information dans le pays, en empêchant plusieurs médias d’être diffusés par des relais de distribution publics. La paranoïa dont font preuve les autorités à l’égard des principaux groupes de presse du pays est, selon bon nombre de commentateurs, une tentative “de réduire au silence la presse libre”.
La télévision publique favorise les candidats au pouvoir
A l’approche des élections législatives le 7 juin prochain, RSF s’inquiète de la répartition inéquitable du temps d’antenne attribuée par la TRT, la télévision publique turque, qui favorise les candidats du parti au pouvoir. Mi-avril, la TRT avait couvert le leader du Parti Justice et Développement Ahmed Davutoglu durant 1h20 contre seulement 15 minutes pour le Parti démocratique des peuples (HDP, pro kurde) faisant preuve, comme elle en a l’habitude, d’un manque flagrant d’impartialité.
Le 21 mars 2014, RSF avait déjà dénoncé un « climat malsain pour la presse » à la veille des élections régionales et avait fait également part de ses préoccupations quant au manque d’impartialité de la TRT.
« Reporters sans frontières appelle le président Recep Tayyip Erdogan à la raison et l’exhorte à ne pas s’en prendre aux médias de l’opposition, déclare Lucie Morillon, directrice des programmes de RSF. A quelques jours des législatives, il est essentiel que les autorités respectent le pluralisme médiatique, indispensable au bon déroulement démocratique des élections ».
Une obstruction croissante du travail des journalistes
Blackout médiatique, refus d’accréditations pour couvrir l’actualité nationale et poursuites judiciaires en série… Les autorités ne reculent devant rien pour empêcher les journalistes de faire leur travail.
Le 21 avril dernier, deux journalistes de l’agence Cihan (proche de la confrérie Gülen) n’ont pas été autorisés à couvrir un évènement public organisé par l’opérateur mobile AVEA, et auquel assistait Emine Erdogan, l’épouse du président Recep Tayyip Erdogan.
Le 1er avril, de nombreux médias critiques ont été empêchés d’assister aux funérailles du procureur Mehmet Selim Kiraz à la mosquée Eyüp Sultan d’Istanbul, sur ordre du Premier ministre Davutoglu. Les journalistes des agences Cihan et Dogan, des quotidiens Zaman, Hürriyet, Posta, Sözcü, Taraf, Millet, Cumhuriyet, Ortadoğu, Yeniçağ et Birgün, des chaînes Samanyolu TV, IMC TV, Kanaltürk, CNN Türk et Bugün, ont été refoulés. Cela fait suite au blackout médiatique dont ont été victimes ces médias, sommés par les autorités de ne pas couvrir la prise d’otage dans laquelle le procureur Mehmet Selim Kiraz a perdu la vie le 31 mars 2015. Le 6 avril, le quotidien Cumhuriyet a saisi le tribunal d’Istanbul et requis du Premier ministre 10 000 lires turques (soit 3 350 euros) de dommages et intérêts pour le préjudice subi. L’affaire est toujours en cours.
De son côté, le quotidien Hürriyet fait l’objet de plusieurs plaintes ce mois-ci. La première concerne la publication d’un article sur la condamnation à mort de l’ex-président égyptien Mohamed Morsi, intitulé “Le Monde entier sous le choc : un président élu à 52% condamné à mort”. Estimant que l’article en question menaçait sérieusement le président Erdogan, son avocat, Rahmi Kurt, a porté plainte contre le journal pour « tentative de déstabilisation du gouvernement », « incitation à la haine”, “incitation à l’insurrection armée contre le gouvernement”, “apologie d’un crime et d’un criminel” et “propagande d’une organisation terroriste”.
L’Association turque des journalistes (TGC) a dénoncé la plainte et déploré que l’avocat ait demandé l’emprisonnement du directeur de la publication du journal, Sedat Ergin, ainsi que d’autres responsables du journal. Elle qualifie la démarche de “nouveau coup apporté à la liberté de la presse et la liberté d’expression”.
Le quotidien et son chroniqueur Mehmet Yilmaz ont également été condamnés le 21 mai à verser 20 000 lires turques (plus de 7 000 euros) de dommages et intérêts au président Erdogan, en raison d’une chronique dénonçant les pratiques de corruption au sein du gouvernement. La directrice du conseil d’administration, Vuslat Dogan Sabanci, a elle aussi été condamnée à une amende de 10 000 lires turques.
Dérive autoritaire
La situation de la liberté de la presse ne cesse de se dégrader en Turquie depuis la condamnation en 2009 du groupe de médias Dogan dans un procès instrumentalisé par le pouvoir et qui a amené de nombreux journalistes à pratiquer une forme d’autocensure. Ces cinq dernières années, les procès intentés à des journalistes pour des motifs obscurs se sont multipliés dans le pays.
Le 3 avril dernier, le président Erdogan a signé la loi de la “réforme de la sécurité intérieure” attribuant de larges prérogatives à la police comme celui d’arrêter n’importe quel individu et de mener des perquisitions sans l’accord préalable de la justice. RSF réitère ses préoccupations concernant cette nouvelle législation qui ouvre la voie à un harcèlement croissant des journalistes, qui pourront ainsi être arrêtés arbitrairement en dehors de tout cadre judiciaire.
La Turquie occupe la 149e place sur 180 au Classement mondial 2015 de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières.