Alors qu’un « quatrième paquet de réformes judiciaires », censé limiter les abus de la législation antiterroriste, devrait bientôt être présenté au Parlement, le précédent train de réformes n’ait eu que peu d’effets sur l’état de la liberté de l’information en Turquie.
Alors qu’un « quatrième paquet de réformes judiciaires », censé limiter les abus de la législation antiterroriste, devrait bientôt être présenté au Parlement, Reporters sans frontières déplore que le précédent train de réformes n’ait eu que peu d’effets sur l’état de la liberté de l’information en Turquie.
« Des dizaines de journalistes croupissent toujours en prison sans même avoir été jugés. Pas plus qu’auparavant, les magistrats ne prennent la peine de justifier concrètement leurs décisions de maintien en détention provisoire. Interpellations et condamnations continuent de s’enchaîner à un rythme affolant. Huit mois après l’adoption du ‘troisième paquet de réformes judiciaires’ (loi 6352), le moins que l’on puisse dire est que le problème reste entier », a déclaré Reporters sans frontières.
« Restreindre le champ d’application de la législation antiterroriste dans les affaires de presse constituerait bien un pas en avant important – et trop longtemps repoussé. Mais pour mettre un terme définitif au harcèlement judiciaire des journalistes en Turquie, il est indispensable que cette nouvelle réforme s’attaque à l’ensemble des lois liberticides. Et qu’elle soit rédigée de façon suffisamment précise pour restreindre la marge d’interprétation de la police, du parquet et des magistrats. »
Détention provisoire illimitée : toujours autant d’abus
Le 11 mars 2013, s’est tenue la 277e audience du procès des membres présumés du réseau ultranationaliste Ergenekon. Parmi eux, le journaliste Mustafa Balbay vient d’entamer sa cinquième année en détention provisoire. Sa demande de remise en liberté conditionnelle, ainsi que celle de son confrère Tuncay Özkan, incarcéré depuis septembre 2008, a été rejetée par la 13e chambre de la cour d’Assises d’Istanbul lors de la dernière audience, le 18 février.
Le 12 mars, l’ancienne directrice de publication d’Ozgür Radyo, Füsun Erdogan, et le chroniqueur de l’hebdomadaire d’extrême-gauche Atilim, Bayram Namaz, comparaîtront devant la 10e chambre de la cour d’Assises d’Istanbul. Les deux journalistes sont en détention provisoire depuis septembre 2006. Dans une lettre récemment reçue par Reporters sans frontières (télécharger la lettre, en anglais), Füsun Erdogan décrit les conditions de son arrestation, de sa détention et les multiples vices de procédure qui caractérisent l’instruction. « Mon dossier étant ‘classifié’, la cour n’a partagé aucune information avec moi avant l’été 2007. (…) Je n’ai pu me défendre qu’à partir de la troisième audience, en 2008. J’ai donc passé deux ans en prison avant même de savoir pourquoi j’étais arrêtée », rappelle-t-elle, avant de souligner la faiblesse du dossier d’accusation et son état de santé déclinant : « tension élevée, hépatite B, kystes à la poitrine, myopie croissante (…), cancer de la thyroïde »…
« Le maintien en détention provisoire de ces journalistes depuis si longtemps constitue un authentique scandale, et une violation flagrante des obligations internationales de la Turquie, a rappelé Reporters sans frontières. Ils doivent immédiatement bénéficier d’une remise en liberté conditionnelle et de procès équitables. »
Le 25 février, la correspondante de l’agence pro-kurde Diha, Özlem Agus, a été remise en liberté conditionnelle après plus d’un an de détention provisoire. La cour a finalement décidé de tenir compte de « la durée déjà passée en détention préventive, de l’état des pièces à conviction et du fait qu’il n’y a pas de risque de dissimulation des preuves ». Mais la journaliste risque toujours vingt-trois ans de prison pour avoir fait son travail. Certains de ses clichés, montrant des policiers pendant les funérailles d’un militant du PKK et les rideaux de fer baissés par des commerçants en protestation contre l’emprisonnement d’Abdullah Öcalan, sont soupçonnés d’avoir été commandés par la rébellion kurde.
Un autre journaliste de la même agence, Cengiz Oglagi, a été remis en liberté sous caution à Cizre (Sud-Est) au lendemain de son arrestation, le 22 février. Accusé de collaboration avec le PKK, il a du s’acquitter d’une caution de 5 000 livres turques (2 175 euros) et restera soumis à un contrôle judiciaire.
Le 30 janvier, un juge d’Istanbul a rejeté la demande de remise en liberté conditionnelle de Sami Mentes, jeune reporter du quotidien Yurt (Patrie) incarcéré en janvier dans le cadre de l’enquête sur le groupuscule armé DHKP-C. L’avocat du journaliste ne l’a appris que plusieurs jours plus tard. Contrairement aux dispositions de la loi 6352, aucun élément concret n’est requis pour justifier cette décision : le juge considère seulement qu’il s’agit d’une mesure « proportionnée au vu de l’importance de l’affaire et de la peine encourue », et qu’« un placement sous contrôle judiciaire serait inefficace ». D’après le compte-rendu de l’interrogatoire, l’enquête reproche essentiellement au journaliste d’avoir participé à des manifestations illégales.
Des journalistes en sursis
Si elle a permis la suspension d’un certain nombre de procédures ouvertes avant 2013, la loi 6352 n’empêche pas les magistrats de continuer à accabler les journalistes de sanctions disproportionnées. Dans le meilleur des cas, les peines d’emprisonnement sont commuées en sursis ou en amendes. Mais les prévenus sont alors privés du droit de faire appel, et sont contraints de travailler sous la menace permanente d’une épée de Damoclès.
Le 12 février, deux journalistes en ligne ont été condamnés à onze mois et vingt jours de prison avec sursis pour avoir « insulté par voie de publication » le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. Yüksel Özbek, directeur de publication du site d’information Haber Rüzgari, et Ali Dursun, propriétaire du site Görele Sol, sont placés sous contrôle judiciaire pendant cinq ans. S’ils commettent « un autre délit de même nature » sur cette période, ils devront purger leur peine. Les articles incriminés reprenaient des allégations de corruption portées contre l’un des avocats du Premier ministre par un de ses confrères, et demandaient à Recep Tayyip Erdogan de se prononcer à ce sujet.
Le 25 février, Reporters sans frontières a appris la condamnation à trois mois de prison de Rasim Ozan Kütahyali, chroniqueur du quotidien Takvim, pour avoir « offensé la mémoire » d’un tortionnaire présumé. Cette peine a ensuite été commuée en amende. Dans une chronique publiée en avril 2012, le journaliste dénonçait les actes de torture systématique commis à la prison de Diyarbakir (Sud-Est) dans les années 80, dont il rendait responsable, entre autres, le défunt commandant de la prison, Oktay Yildiran.
Le 19 février, sur la base de la loi 6352, le tribunal d’Ankara a suspendu le procès visant Temel Demirer pour « dénigrement de la nation turque » (article 301). Le journaliste risquait trois ans de prison pour avoir déclaré, au lendemain de l’assassinat de son collègue turc-arménien Hrant Dink en 2007, qu’il n’avait « pas été assassiné parce qu’il était Arménien, mais parce qu’il [avait] reconnu le génocide arménien ». Temel Demirer a exprimé sa frustration devant la suspension de son procès, qui prive la Turquie d’un nécessaire débat sur l’abolition de l’infamant article 301 : « vous pouvez me condamner ou m’acquitter, mais je refuse d’être condamné avec sursis », a-t-il déclaré à la sortie du palais de justice.
Un arsenal législatif répressif
Pour avoir utilisé le mot « Kurdistan » dans un article, le directeur de publication du journal Silvan Mücadele, Ferhat Parlak, fait l’objet d’une enquête judiciaire. Le journaliste est soupçonné d’avoir « porté atteinte à l’indivisibilité de l’Etat et à l’intégrité de la nation » (article 302 du code pénal). Si un procès est ouvert, il risque la prison à vie. Ferhat Parlak avait été condamné récemment à dix mois d’emprisonnement pour avoir « offensé » un policier et l’avoir « exposé dans la ligne de mire d’une organisation terroriste ».
Une nouvelle enquête a été ouverte contre Halil Savda, responsable du site d’information pacifiste savaskarsitlari.org soupçonné de « décourager la population d’accomplir le service militaire » (article 318 du code pénal). Début 2012, il avait passé près de deux mois en détention provisoire pour le même motif.
Aux tabous traditionnels du kémalisme, viennent désormais s’ajouter la sensibilité croissante des thèmes religieux. Un procès vient d’être intenté contre le journaliste Sevan Nisanyan, accusé d’avoir « offensé les valeurs religieuses partagées par une partie de la population » pour des messages critiques de Mahomet postés sur Twitter. Inculpé sur la base de l’article 216 du code pénal (introduit en 2005), il est passible de neuf mois à un an et demi d’emprisonnement.