"La liberté d'expression ne pourra réellement progresser dans le pays que lorsque les articles de loi répressifs seront abrogés", a déclaré RSF.
(RSF/IFEX) – Reporters sans frontières salue la levée des dernières restrictions qui pesaient sur la diffusion des médias en langue kurde en Turquie. « Il s’agit d’une étape importante et symboliquement forte, s’est réjouie l’organisation. Cependant, la portée de cette réforme restera considérablement amoindrie tant que les médias ne pourront aborder librement la question kurde sans risquer des poursuites pénales ».
Le 13 novembre 2009, le Journal officiel a publié une directive libéralisant la diffusion audiovisuelle en langues minoritaires, sans restriction de durée. Depuis janvier 2004, l’usage du kurde était autorisé dans la presse et sur la chaîne nationale publique TRT 6, mais les émissions privées étaient limitées à cinq heures hebdomadaires à la radio et quatre heures à la télévision. En outre, elles devaient être intégralement traduites, ce qui rendait impossibles les émissions en direct. Du fait de ces restrictions, seule la chaîne locale Gün TV, et depuis deux mois la chaîne satellitaire Su TV, proposaient une programmation dans leur langue à la minorité kurde.
« À quoi bon émettre en langue kurde, si le traitement indépendant ou militant de la question kurde reste de fait interdit ? a poursuivi Reporters sans frontières. Il ne faudrait pas que cette bonne nouvelle éclipse l’intimidation et l’auto-censure dont sont toujours victimes les médias dès lors qu’ils abordent des sujets sensibles. La liberté d’expression ne pourra réellement progresser dans le pays que lorsque les articles de loi répressifs seront abrogés, permettant enfin de s’attaquer aux tabous de l’Etat turc ».
En vertu de la Loi anti-terroriste N°3713 (LAT) et de l’article 216 du code pénal punissant l' »incitation à la haine », plus d’une quinzaine de journalistes sont actuellement poursuivis pour n’avoir fait que mentionner les revendications du Kongra-Gel (ex-PKK) ou citer ses responsables, même de façon critique. L’arsenal judiciaire turc, au premier rang duquel figure l’article 301 du code pénal (punissant l' »insulte à la nation turque » par des peines allant jusqu’à deux ans de prison), limite considérablement le débat démocratique en dessinant les contours de nombreux sujets tabous : armée, police, justice, torture, laïcité, ainsi que la figure de Mustapha Kemal Atatürk. Il permet à de nombreux juges et procureurs au niveau local de résister à la « politique d’ouverture » engagée par le gouvernement.
Ainsi, une vingtaine d’affaires sont ouvertes pour « propagande du PKK », « apologie du crime » et « appartenance à une organisation illégale » à l’encontre de Vedat Kursun, rédacteur en chef du seul journal publié en langue kurde, « Azadiya Welat ». Bien que le journaliste se trouve en détention provisoire depuis janvier 2009, la première audience de son procès n’a eu lieu que le 10 septembre 2009 ; et d’ici la prochaine audience, le 2 décembre, il restera derrière les barreaux. Contacté par Reporters sans frontières, son avocat Me Servet Özen a estimé que son client « fait de la prison pour des propos que son journal a été le premier à tenir, mais qui sont aujourd’hui débattus par l’ensemble des médias turcs ».
Le silence est imposé aux publications pro-kurdes jusque sur Internet, où le site du journal « Günlük » a été bloqué le 18 novembre 2009. Alors que son propriétaire, sa directrice de publication et l’un de ses journalistes risquent sept ans et demi de prison, ce quotidien, tout comme l’hebdomadaire « Özgür Ortam », fait régulièrement l’objet de suspensions temporaires en vertu de la LAT. En septembre 2009, le titre « Demokratik Açilim », créé quelques semaines auparavant pour remplacer « Günlük » suspendu, était fermé à son tour. Le 20 octobre, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné l’Etat turc à verser plusieurs centaines de milliers d’euros de dommages et intérêts à 26 journalistes travaillant pour quatre autres quotidiens pro-kurdes suspendus, « Ülkede Özgür Gündem », « Gündem », « Güncel » et « Gerçek Demokrasi ».
La répression s’abat aussi sur les médias moins suspects de sympathies autonomistes. Le journaliste du quotidien kémaliste « Milliyet », Namik Durukan, et son rédacteur en chef, Hasan Cakkalkurt, risquent sept ans et demi de prison et 9 000 euros d’amende, pour avoir repris l’interview d’un responsable du PKK réalisée par une agence de presse locale. La prochaine audience de leur procès doit se tenir le 26 janvier 2010. Et la célèbre chanteuse Hülya Avsar et Devrim Sevimay, lui aussi journaliste de « Milliyet », sont poursuivis pour « incitation à la haine » car la chanteuse, de parents turc et kurde, avait estimé dans une interview que la politique d’ouverture en cours ne devait pas « sous-estimer ou ignorer le droit des Kurdes », et qu’il serait « difficile de convaincre les terroristes du PKK séparatiste de déposer les armes ».
Au-delà de la question kurde, il est encore très difficile pour les journalistes turcs de critiquer certains comportements au sein de la justice, l’armée ou la police. Le 18 novembre, Haci Bogatekin, rédacteur en chef du bimensuel « Gerger Firat », a été condamné par contumace par un tribunal local à 2 ans, 2 mois et 7 jours de prison pour « diffamation » (article 125 du code pénal) envers l’ancien procureur et le chef de la gendarmerie de Gerger (Sud-Est), qu’il accusait de collusion avec les milieux islamistes et de pressions sur son journal. Exténué par un combat judiciaire qui dure depuis plus d’un an et absent de son procès pour raisons de santé, Haci Bogatekin avait adressé une lettre d’excuse à la Cour avant l’audience, mais celle-ci n’a pas été considérée, sous prétexte qu’elle n’avait pas été envoyée en recommandé.