(RSF/IFEX) – Ci-dessous, un communiqué de presse et un rapport de RSF, daté du 31 mai 2000 : Les cachots du » Mzee » Plus de cent dix journalistes emprisonnés depuis la prise du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila Dans un rapport, Reporters sans frontières – qui s’est rendue à Kinshasa, du 12 au 18 mai […]
(RSF/IFEX) – Ci-dessous, un communiqué de presse et un rapport de RSF, daté du 31 mai 2000 :
Les cachots du » Mzee »
Plus de cent dix journalistes emprisonnés depuis la prise du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila
Dans un rapport, Reporters sans frontières – qui s’est rendue à Kinshasa, du 12 au 18 mai 2000 – fait le bilan de la situation de la liberté de la presse en République démocratique du Congo, trois ans après la prise du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila, le 17 mai 1997.
Avec l’arrivée de celui que la propagande nomme le « Mzee », le vieux sage, les journalistes congolais ont dû faire face à une répression plus grande encore que celle qu’ils avaient connue dans les dernières années du règne du maréchal Mobutu. Plus de cent dix journalistes ont été emprisonnés – un record en Afrique – depuis l’entrée des troupes de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération (AFDL) à Kinshasa.
La plus grosse menace qui pèse sur la presse provient des neuf services de sécurité qui sévissent, emprisonnant des professionnels de l’information en toute impunité, d’une manière totalement arbitraire. Les mauvais traitements, les sévices, les tortures se comptent par dizaines. Au moins vingt-cinq journalistes ont été fouettés ou battus à coups de barres métalliques.
Ce rapport aborde également les responsabilités des journalistes congolais. Nombre d’entre eux ne respectent aucune règle déontologique. Si quelques titres se battent pour fournir une information digne de ce nom, d’autres publient des informations qu’ils savent pertinemment fausses, mensongères, voire diffamatoires. Certains journalistes se vendent aux plus offrants.
Dans ce rapport, Reporters sans frontières recommande notamment aux autorités d’interdire l’incarcération de journalistes dans des lieux non autorisés et de faire respecter la loi en matière d’interpellation et d’incarcération. L’organisation appelle également les journalistes congolais à respecter les règles élémentaires d’éthique professionnelle.
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République démocratique du Congo
Les cachots du » Mzee «
Plus de cent dix journalistes emprisonnés
depuis la prise du pouvoir par Laurent-Désiré Kabila
Mai 2000
Avec le soutien de la Commission européenne
Introduction
Plus de cent dix journalistes ont été emprisonnés depuis l’entrée des troupes de Laurent-Désiré Kabila à Kinshasa, le 17 mai 1997. Avec la prise de pouvoir de celui que la propagande nomme le « Mzee », le vieux sage, les journalistes congolais ont dû faire face à une répression plus grande encore que celle qu’ils avaient connue dans les dernières années du règne du maréchal Mobutu Sese Seko. Des journalistes ont été détenus, dans la plupart des cas, sans explication, sans jugement, en toute illégalité. Les autorités judiciaires sont très rarement saisies, les délais de garde à vue ne sont quasiment jamais respectés et certains lieux de détention ne sont accessibles ni aux membres des familles ni aux défenseurs des victimes. Les mauvais traitements, les sévices, les tortures se comptent par dizaines. Des journalistes ont été fouettés, d’autres battus à coups de barres métalliques, d’autres encore humiliés. Au 17 mai 2000, un journaliste, Freddy Loseke, est détenu au Centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa. Il a été condamné, le 23 mai, par la Cour d’ordre militaire, à trois ans de prison.
Au cours de ces trois dernières années, des organes de presse ont été saisis, certains brûlés, d’autres suspendus. Les locaux de médias proches de l’ancien régime ont été saccagés, pillés ; les bâtiments d’un journal accusé d’être pro-Mobutu sont toujours occupés par des hommes en armes. Des journalistes étrangers ont été expulsés. Mais la plus grosse menace qui pèse sur la presse provient des neuf services de sécurité qui sévissent, emprisonnant des professionnels de l’information en toute impunité, d’une manière totalement arbitraire.
Pour expliquer ces exactions, les autorités parlent d’abus de pouvoir, de bavures, d’excès de zèle. L’état de guerre et l’occupation de près de la moitié du pays par la rébellion et des troupes étrangères sont autant d’arguments avancés par les responsables politiques pour tenter de justifier les violences dont sont victimes les journalistes et les médias les plus critiques à l’égard du pouvoir de Laurent-Désiré Kabila. Le ministre de l’Information, comme celui en charge des Droits humains, invoquent leurs difficultés à contrôler les multiples services de sécurité. S’il n’est pas possible, en effet, d’ignorer les problèmes bien réels que rencontrent les autorités du fait de la guerre qui ravage le pays, l’absence de toute sanction à l’égard des auteurs de ces exactions témoigne du peu d’empressement du gouvernement à lutter efficacement contre les atteintes à la liberté de la presse.
La loi sur la presse de 1996, particulièrement répressive, devrait être modifiée par l’Assemblée constituante qui doit siéger dès le 1er juillet prochain. La dernière mouture du texte, qui a été présenté aux professionnels des médias au début du mois de mai par les services du ministre de l’Information, va dans le sens d’une plus grande libéralisation. Le ministre en charge de ce dossier a promis de supprimer les peines de prison pour les délits de presse. Si les journalistes se félicitent à juste titre de cette éventualité, ils n’en craignent pas moins que les magistrats continuent à utiliser le Code pénal, beaucoup plus répressif, pour emprisonner certains des leurs.
S’il existe en République démocratique du Congo un vrai pluralisme de l’information – des dizaines de titres de sensibilités différentes sont en vente dans les rues de Kinshasa qui compte plusieurs stations de radio et une demi-douzaine de chaînes de télévision privées -, l’Etat n’en contrôle pas moins totalement la Radiotélévision nationale du Congo (RTNC). Au point qu’on peut, à propos de la radio et de la télévision publique, parler d’une véritable chasse gardée du Président.
D’un autre côté, bon nombre de journalistes ne respectent aucune des règles qui doivent normalement régir leur activité professionnelle. Si quelques titres se battent pour fournir une information digne de ce nom, d’autres publient des informations qu’ils savent pertinemment fausses, mensongères, diffamatoires. Certains journalistes se vendent aux plus offrants. Si les conditions dans lesquelles travaillent la quasi-totalité des journalistes rendent plus que difficile l’exercice de la profession (des salaires tellement dérisoires qu’ils conduisent beaucoup à accepter le « coupage », c’est-à -dire, à être payés par ceux-là mêmes dont ils sont censés couvrir les activités ; pas ou peu de moyens de communications ; une formation rudimentaire quand elle n’est pas tout simplement inexistante ; des autorités plus que réticentes à communiquer), elles ne sauraient justifier certains manquements à la plus élémentaire des morales.
Reporters sans frontières a pu se rendre à Kinshasa, du 13 au 18 mai 2000. L’organisation n’avait pas pu obtenir de visas en 1999 et avait dû se contenter de rencontrer des journalistes kinois à Brazzaville pour la rédaction de son précédent rapport intitulé « Le lourd bilan de Laurent-Désiré Kabila : plus de quatre-vingts journalistes incarcérés ». La délégation de l’organisation a rencontré, cette fois, des journalistes et des responsables de médias publics et privés, proches de l’opposition comme du pouvoir, ainsi que le ministre de l’Information et du Tourisme, Didier Mumengi et le ministre des Droits humains, Leonard She Okitundu.
L’omniprésence des services de sécurité
La République démocratique du Congo ne compte pas moins de neuf services de sécurité qui, tous, s’en sont pris, à un moment ou à un autre, à des journalistes ou à des directeurs de médias. Ils n’hésitent pas à les arrêter, les détenir, les maltraiter en dehors de tout cadre légal. Poursuivis par les autorités pour des écrits jugés diffamatoires, des journalistes peuvent l’être également à l’instigation de personnes proches du pouvoir ou bénéficiant de solides relations au sein de ces services de sécurité. La présomption d’innocence n’est jamais respectée. L’individualisation des infractions est ignorée, les forces de sécurité n’hésitant pas à arrêter un collègue ou un parent d’un journaliste dont elles n’arrivent pas à se saisir.
Les services de sécurité ne se contentent pas d’emprisonner des journalistes, ils leur infligent aussi des sévices corporels. Les conditions de détention dans ces cachots sont déplorables. L’accès aux soins est régulièrement refusé aux détenus. Le droit de visite est une exception : plusieurs journalistes n’ont ainsi reçu aucune visite pendant plusieurs semaines, ni de leurs familles, ni de leurs avocats.
Agence nationale de renseignements (ANR)
Ce service, qui dépend du ministère de l’Intérieur, dispose de plusieurs cachots à Kinshasa et dans les autres villes du pays. Dirigé par Leta Mangasa, l’ANR est, sans aucun doute, le service de sécurité qui emprisonne le plus de journalistes.
Ainsi, le 6 janvier 1999, Patrice Kabemba, journaliste à Kasaï Horizon Radiotélévision (KHRT), est interpellé et enfermé dans un cachot de l’ANR à Mbuji-Mayi. Il est déshabillé et reçoit cent coups de fouet. Il est libéré le lendemain, sans aucune explication. Autre exemple, le 3 février, des agents de l’ANR pénètrent dans les locaux du quotidien Le Potentiel où ils arrêtent cinq journalistes, qui sont conduits dans un cachot non loin de la primature. « A notre arrivée, le commandant a dit : « Ah ! Ce sont eux. Ils vont voir », raconte Moïse Musangana. L’officier les oblige à chanter un hymne à la gloire du Président. Le titre de la chanson : « Mourons pour la patrie ».
Le 7 novembre 1999, Djodjo Kazadi, directeur de l’hebdomadaire La Palme d’Or, est interpellé à son domicile de Kinshasa par des hommes armés. Il est conduit dans les locaux de la direction intérieure de l’ANR. Aucune explication n’est donnée à cette arrestation. La Palme d’Or a publié, dans son édition du 4 au 11 novembre, un article dans lequel l’auteur affirmait que les habitants du Kivu (une région contrôlée par la rébellion du Rassemblement congolais pour la démocratie, à l’est du pays) voulaient traduire Laurent-Désiré Kabila en justice. Le journaliste est libéré le 15 janvier 2000.
L’ANR ne fait pas seulement qu’emprisonner et maltraiter des journalistes, elle agit comme un véritable organe de censure. Ainsi, le 30 avril 1999, des agents de l’ANR se présentent à l’imprimerie du quotidien Le Potentiel pour lire différents titres (plus d’une dizaine sont imprimés sur ces mêmes presses) avant leur mise en circulation. Le lendemain, le quotidien dénonce cette tentative de contrôle de l’information. Les agents de l’ANR ne reviendront qu’une seule fois pour vérifier le contenu de certains journaux.
Comité de sécurité d’Etat (CSE)
Le Comité de sécurité d’Etat est le nouveau nom du Conseil national de sécurité. Son directeur, Nono Lutula, est le conseiller spécial du chef de l’Etat en matière de sécurité. L’un des cachots du CSE jouxte la résidence de Laurent-Désiré Kabila.
Parmi les journalistes arrêtés par des agents du CSE, un rédacteur du quotidien privé Le Potentiel, Collin Beya, est interpellé, le 28 juin 1999, pour avoir eu « l’intention de publier » une information concernant un différend entre le directeur de cabinet du chef de l’Etat et le ministre des Finances. Une information qui est déjà parue dans plusieurs journaux de Kinshasa. Collin Beya est libéré le lendemain.
Police d’intervention rapide (PIR)
Elle relève de l’inspecteur général de la police nationale, le général Celestin-Josue Kifwa. La PIR peut utiliser les cachots de chaque commissariat de police à travers le pays.
Le 5 novembre 1998, par exemple, trois journalistes du quotidien Le Soft sont arrêtés à Kinshasa par des membres de la PIR. Dans son dernier numéro, Le Soft avait publié un article, intitulé « Apocalypse à la porte de la République démocratique du Congo », qui affirmait que les Etats-Unis avaient proposé à Laurent-Désiré Kabila de « dialoguer avec les rebelles » ou de « quitter la scène politique congolaise ». Les policiers, qui se sont présentés avec un exemplaire du quotidien à la main, ont affirmé que les journalistes écrivaient « n’importe quoi et excellaient dans la désinformation ». Le matériel du Soft est emporté et les locaux fermés. Les trois journalistes sont libérés deux jours plus tard.
Services spéciaux de la police (SSP)
Le général Celestin Kifwa, qui n’est autre que le beau-frère du Président, dirige également ce service. Son principal cachot est situé à Kin-Mazières.
Parmi les journalistes qui ont eu maille à partir avec les SSP, Booto Nounou, journaliste du Potentiel, a dénoncé, dans un article paru le 9 août 1999, une affaire jugée devant la Cour d’ordre militaire et qui visait, selon elle, à faire tomber certains responsables des services de sécurité. Le lendemain, des agents des SSP se présentent à la rédaction du journal avec un mandat d’amener. La journaliste, absente à ce moment-là , se cache pendant une dizaine de jours. Elle est finalement arrêtée et conduite au cachot de Kin-Mazières. Dans la journée, un responsable des services spéciaux la menace : « Si vous continuez à écrire, vous serez éliminée. Vous jouez avec la sécurité de l’Etat ». Finalement, Booto Nounou est libérée dans la soirée.
Détection militaire des activités anti-patrie (DEMIAP)
Ce service de sécurité est placé sous la tutelle du ministère de la Défense. Il est dirigé par le colonel Kabulo. La DEMIAP possède un seul cachot à Kitambo.
Le 26 janvier 1999, François Mada Mbulungu, journaliste à l’hebdomadaire La Manchette, est interpellé et enfermé dans le cachot de la DEMIAP, où il sera battu par des soldats. On lui reproche la publication, une semaine plus tôt, d’un article sur la dépréciation du franc congolais par rapport au dollar américain. Il est libéré deux jours plus tard.
Groupement spécial de sécurité présidentielle (GSSP)
Le colonel Jean-Claude Kifwa, fils du général Celestin-Josue Kifwa, dirige le GSSP en relation étroite avec le chef de l’Etat. Plusieurs cachots, dont l’un est situé dans l’enceinte même du palais de la Nation (présidence de la République), sont à la disposition du GSSP.
Le 18 avril 2000, alors qu’il réalise un reportage chez le président de l’Union des consommateurs du Congo, Imbanda Lokenga, présentateur à la radio nationale, est arrêté par cinq agents du GSSP. Le journaliste présente sa carte de presse qui lui est arrachée des mains. Deux agents le battent avec leurs ceinturons. Imbanda Lokenga se retrouve à terre : « Je n’ai pas réagi et le commandant a cru que je me moquais de lui. Il a sorti une barre métallique et m’a tapé sur les épaules et sur la tête. » Et d’ajouter : « Ensuite, ils m’ont traîné par terre jusque dans une maison qu’ils occupaient. Là , comme je saignais, ils m’ont aspergé d’alcool à 90°. Puis ils m’ont libéré, sans explication. »
Inspection de la police des parquets (IPP)
Ce service a emprisonné plusieurs journalistes dans son cachot baptisé « le casier judiciaire », au sein même de l’un des départements du ministère de la Justice à Kinshasa.
Parmi eux : Stéphane Kitutu O’Léontwa, président de l’Union de la presse du Congo et ancien président délégué général de la RTNC. Le 8 mai 1999, il est interpellé et conduit au « casier judiciaire ». En fait, Stéphane Kitutu O’Leontwa est arrêté à la place du directeur du journal satirique Pot-Pourri que les services de sécurité recherchent pour des articles jugés « injurieux » par les autorités. La seule adresse qui figure dans les colonnes du Pot-Pourri est celle de l’Union de la presse du Congo. Par peur des représailles, des titres ne communiquent pas leur adresse, préférant se cacher derrière l’UPC. Stéphane Kitutu O’Léontwa, qui n’a jamais écrit une seule ligne dans Pot-Pourri, avait personnellement et publiquement condamné cette pratique. Il n’en restera pas moins détenu durant quatre jours.
Agence de la sécurité des aéroports (ASA)
Ce service dispose d’un lieu de détention à l’aéroport de Kinshasa – N’djili. L’ASA surveille les entrées et sorties des journalistes. Plusieurs d’entre eux ont ainsi été interpellés alors qu’ils emportaient avec eux des journaux congolais à l’étranger. Ainsi, le 26 janvier 1999, André Ipakala, directeur de publication du quotidien La Référence Plus, est arrêté à l’aéroport de Kinshasa par des agents de l’ASA. Le journaliste souhaitait se rendre au Kenya, et emmenait avec lui des copies de son journal. Il est interrogé et gardé en détention pendant toute une nuit.
Au retour de sa mission à Kinshasa, la délégation de Reporters sans frontières a connu des problèmes similaires. La police de l’aéroport a voulu saisir des exemplaires de titres proches de l’opposition que certains membres de l’organisation voulaient ramener au secrétariat international, à Paris. Après avoir rappelé aux policiers de l’aéroport que le ministre de l’Information et du Tourisme avait certifié que ce genre de chose n’arrivait pas, les agents ont rendu tous les exemplaires des journaux.
Inspection provinciale de Kinshasa (IPK)
Ce service, qui dépend de la direction de la police nationale, a infligé des mauvais traitements à plusieurs journalistes.
Par exemple, le 25 novembre 1997, des agents de l’IPK arrêtent une dizaine de journalistes qui reviennent de la conférence de presse tenue par Zahidi N’Goma, un opposant politique très connu dans le pays. Chaque journaliste reçoit entre 30 et 50 coups de ceinturon (une cordelette en nylon que les militaires nouent autour de leur taille). « Quatre d’entre eux nous tenaient et un cinquième appuyait avec ses bottes sur la nuque. Comme ça, on ne pouvait pas bouger pendant qu’ils nous fouettaient », raconte Bonane Ya Nganzi, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Vision. Après les avoir battus, les agents de l’IPK affirmeront qu’ils ne savaient pas qu’ils étaient journalistes. « On avait montré nos cartes de presse et certains d’entre nous avaient du matériel de reportage », rétorquent Jonas Kota et Baudouin Wamuana du Potentiel.
Le 19 décembre 1998, Yvette Idi Lupantshia, journaliste de la RTNC, est arrêtée par des policiers, en même temps qu’un monteur, et conduite dans un cachot de l’IPK. On lui reproche d’avoir transmis à l’ambassade des Etats-Unis les bandes vidéo d’une conférence de presse du président Laurent-Désiré Kabila qui s’est déroulée quelques jours plus tôt. Yvette Idi Lupantshia est enfermée dans une cellule infestée de rats et de moustiques, où elle doit dormir à même le sol. Sa famille n’a pas le droit de lui rendre visite et la nourriture apportée par sa mère est mangée par les gardiens de sa cellule. Deux jours plus tard, son geôlier demande à une cinquantaine de détenus de se déshabiller devant elle en la forçant à regarder. Le lendemain, la journaliste est libérée. Pendant sa détention, de nombreux médias privés se sont mobilisés pour demander sa libération. La RTNC n’a pas parlé de son cas. Yvette Idi Lupantshia sera suspendue un mois avec privation de salaire.
Un tribunal d’exception pour les journalistes
Créée au début de l’année 1998 pour juger les exactions commises par les militaires au moment de l’entrée des troupes de l’Alliance des forces démocratiques de libération (AFDL) dans Kinshasa, la Cour d’ordre militaire (COM) a condamné plusieurs journalistes à de lourdes peines de prison. C’est un tribunal d’exception, dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours. Les audiences se déroulent parfois à huis clos, sans la présence d’avocats.
Le 24 octobre 1998, Joseph Mbakulu Pambu, journaliste de la chaîne de télévision privée de Matadi (sud-ouest du pays) et président de la section locale de l’Union de la presse du Congo, est arrêté. On lui reproche de ne pas avoir cessé de travailler alors que les « rebelles » avaient pris le contrôle de la ville. Le 30 décembre 1999, après avoir passé quatorze mois derrière les barreaux, le journaliste est acquitté par la COM.
Le mardi 12 janvier 1999, Thierry Kyalumba, directeur de publication du bihebdomadaire Vision, est arrêté à Kinshasa. Déféré devant la COM, il est accusé de « divulgation de secret d’Etat ». Dans un article signé d’un pseudonyme, Thierry Kyalumba affirmait que l’Ouganda avait « acheté d’importantes quantités de missiles destinés à des groupes de rebelles présents dans les provinces du Kasaï » (est de Kinshasa). Détenu successivement dans les cachots du CSE, puis au camp militaire Kokolo, le journaliste affirme avoir été « torturé à deux reprises » : « J’ai été aspergé d’eau froide, puis roué de coups à l’aide d’un ceinturon de militaire avec une grosse boucle métallique. » Le 30 mars 1999, Thierry Kyalumba est condamné à quatre ans de prison par la COM. Transféré à l’hôpital pour un « abcès appendiculaire », il s’évade, le 28 mai, et se réfugie à l’étranger.
L’affaire Freddy Loseke
Freddy Loseke est le directeur de publication du trihebdomadaire La Libre Afrique. Il a été arrêté à neuf reprises. Ainsi, le 26 décembre 1998, il reçoit cent cinquante coups de fouet par des agents du GSSP. On lui reproche la publication d’articles accusant le directeur de cabinet de Laurent-Désiré Kabila de détourner des fonds publics. Le 26 mai 1999, il est arrêté, une nouvelle fois, par des éléments de la PIR. Il est accusé d’avoir publié un article intitulé « Mécontentement généralisé à la police nationale ». Il sera détenu jusqu’au 16 août. Le mois suivant, le 13 septembre exactement, Freddy Loseke est emprisonné au Centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa (CPRK). On lui reproche d’avoir accusé de corruption le ministre des Affaires foncières d’alors. Dans cette affaire, le directeur de La Libre Afrique sera acquitté, le 8 octobre.
Freddy Loseke est connu pour le peu de sérieux de son travail. Il n’hésite pas à écrire des articles qui sont totalement erronés, et même calomnieux. Il se fait souvent payer pour cela. Il est, de l’avis même de nombreuses personnalités congolaises, une sorte de mercenaire de l’information. Reste qu’il doit bénéficier, comme tout citoyen, de l’ensemble des droits que prévoit la loi. Et ne peut, en aucune manière, être soumis à des mauvais traitements.
Le 31 décembre 1999, Freddy Loseke est arrêté, à son domicile, par un groupe de soldats, puis conduit au camp militaire Kokolo, à Kinshasa. On lui reproche notamment la publication, dans les numéros 145 et 146 de La Libre Afrique, de deux articles intitulés « Un général katangais veut assassiner Kabila » et « Effet Bedié en marche : une mutinerie se prépare pour provoquer la fuite de Kabila ». Le journaliste y annonce l’imminence d’un coup d’Etat fomenté par des militaires katangais contre le président Laurent-Désiré Kabila. Le 11 janvier 2000, Freddy Loseke s’échappe du camp, avec l’aide d’un militaire. Le lendemain, une vingtaine de membres de sa famille sont arrêtés, obligeant le journaliste à se rendre à la police. Ce qu’il fait le 13 janvier. Ce même jour, le général Yav demande qu’on ligote Freddy Loseke et qu’on lui assène cent cinquante coups de fouets. Il est jeté nu dans un cachot. Le 14, on le conduit devant la COM où on lui annonce qu’il est poursuivi pour « faux bruits avec flagrance ». Le procureur requiert la peine de mort lors d’une séance qui se tient à huis clos. Le juge ne suit pas les réquisitions du procureur et demande un complément d’instruction. Du 14 janvier au 25 février, Freddy Loseke ne reçoit aucune visite. La nourriture apportée par sa famille est saisie par les militaires du camp. Le 25 février, il est transféré au CPRK. Le 5 mars, un décret d’amnistie est signé par le président de la République. Plusieurs sources ont confirmé que le nom de Freddy Loseke figurait sur la liste des bénéficiaires. Si personne ne semble savoir ce qui s’est passé exactement par la suite, une chose est sûre : le directeur de La Libre Afrique n’a finalement pas bénéficié de cette mesure. Le 3 mai, lors de la dernière audience du procès, le procureur requalifie le chef d’accusation, en totale contradiction avec la loi congolaise qui prévoit que seul le juge peut le faire. Freddy Loseke est maintenant poursuivi pour « outrage à l’armée » et risque dix ans de prison. Le verdict est mis en délibéré sous huitaine. Le 23 mai, près de trois semaines plus tard, le journaliste est condamné à trois ans de prison.
Des médias privés harcelés par le pouvoir
Des locaux de médias critiques envers le gouvernement ont été pillés ou incendiés au cours de ces trois dernières années. Ainsi, dès le 17 mai 1997, alors même que Laurent-Désiré Kabila vient de se proclamer président de la République, les locaux du groupe de presse privé Le Soft sont pillés par les soldats de l’AFDL. Quelques semaines plus tard, les locaux et l’imprimerie du quotidien privé Elima sont occupés par les militaires. Peu à peu, les soldats vendent tout le matériel d’imprimerie. Ils démontent même les portes et les fenêtres du bâtiment. Au 17 mai 2000, des hommes en armes occupaient toujours, sans explication, cet immeuble.
Ces derniers mois, la station privée Radio Télévision Kin Malebo (RTKM) a fait l’objet d’un véritable harcèlement de la part des autorités. Le 11 mars 2000, le directeur général de l’Office des biens mal acquis (OBMA), accompagné d’agents de la police nationale, se présente devant les bureaux administratifs de la RTKM et, muni d’un arrêté daté du 7 mars 2000, signifie au personnel la réquisition de la chaîne au profit de l’Etat. Les émetteurs sont également saisis. L’inventaire du matériel est établi et un audit financier doit être effectué. A l’occasion de la mission de Reporters sans frontières, le ministre de l’Information et du Tourisme ainsi que le ministre des Droits humains se sont engagés à faire en sorte que la mesure prise par l’OBMA soit annulée rapidement.
En mai 2000, le directeur de la RTKM a été convoqué par l’ANR qui lui a demandé de signaler l’identité de tous les invités de l’émission « Temps forts » avant leur passage à l’antenne. Refusant de se plier aux desiderata du pouvoir, les dirigeants de la chaîne ont décidé de ne plus diffuser cette émission. Des opposants politiques, qui ont participé à cette émission de la RTKM sont toujours détenus. Des personnes non identifiées ont également demandé aux responsables de la station de ne plus diffuser des images de l’ancien Parlement.
Enfin, le 17 mai 2000, le jour même où le président Kabila fêtait son troisième anniversaire à la tête du pays, une équipe de la RTKM a été arrêtée et maltraitée par la police. On lui reprochait d’avoir filmé le cortège d’un général de l’armée congolaise. Les journalistes, qui disposaient de toutes les autorisations pour filmer le défilé commémorant la victoire de l’AFDL, ont été libérés le lendemain.
L’audiovisuel public, véritable chasse gardée du pouvoir
La télévision et la radio nationale sont au service exclusif du chef de l’Etat et de son gouvernement. Le jingle qui précède tous les journaux de la RTNC et qui montre le président Kabila sortant d’une étoile, n’est pas sans rappeler celui où le maréchal Mobutu apparaissait dans un nuage. Plusieurs journalistes de la RTNC affirment, d’ailleurs, qu’il n’y a pas plus de liberté aujourd’hui, dans les médias d’Etat, qu’il n’y en avait pendant les dernières années du régime de Mobutu Sese Seko. Ainsi, des heures entières ont été consacrées à la lecture des messages de félicitations à l’occasion de la troisième « Fête de la libération », le 17 mai 2000.
De nombreux journalistes de la RTNC (radio et télévision d’Etat) se plaignent de faire du « journalisme protocolaire », se contentant de rendre compte presque exclusivement des activités officielles du président de la République et du gouvernement. Le ministère de l’Information, dont les bureaux sont situés au dernier étage du bâtiment de la RTNC, exerce un contrôle total sur l’information diffusée par les médias d’Etat. Un journaliste de la télévision affirme que les conducteurs des différents journaux d’informations passent régulièrement entre les mains du ministre ou de ses plus proches collaborateurs. Il ajoute que ce dernier descend parfois personnellement dans la salle de montage pour visionner un sujet avant sa diffusion. Interrogé à ce sujet par la délégation de Reporters sans frontières, Didier Mumengi a démenti cette allégation.
Des journalistes des médias d’Etat ont été victimes de sanctions abusives. Chantal Kinyimbo, par exemple, a été suspendue d’antenne pendant six mois, à partir d’avril 1999. On lui reprochait d’avoir invité, dans une émission télévisée, un professeur d’histoire qui avait demandé l’instauration d’un gouvernement d’union nationale. « Pourtant, c’est le cabinet du ministre qui avait choisi les invités et avait même rédigé les questions », affirme-t-elle. Après la diffusion du programme, la direction de la RTNC a prétendu que l’émission était en direct et qu’elle n’avait pas pu contrôler la journaliste. Or, l’émission a été diffusée en différé et a fait l’objet d’un montage. Quant à la revue de presse, qui permettait aux téléspectateurs de prendre connaissance des titres de la presse privée, elle a été purement et simplement supprimée.
Conclusion
Ce rapport fait suite à une mission de Reporters sans frontières à Kinshasa et concerne uniquement la partie du territoire sous le contrôle du gouvernement de Laurent-Désiré Kabila. Il ne prend donc pas en compte les atteintes à la liberté de la presse – que Reporters sans frontières dénonce avec la même fermeté (cf. Rapport annuel 2000 : la liberté de la presse dans le monde) – qui ont lieu dans les zones contrôlées par la rébellion du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) et les troupes de plusieurs pays étrangers.
La République démocratique du Congo est le pays d’Afrique qui a emprisonné le plus de journalistes au cours de ces trois dernières années. Au moins vingt-cinq d’entre eux ont été maltraités ou torturés pendant cette période. Depuis qu’il s’est emparé du pouvoir, Laurent-Désiré Kabila a utilisé toute une panoplie de mesures pour réprimer la presse. Comme on l’a vu dans ce rapport, les services de sécurité sont autant de prédateurs de la liberté de la presse, menaçant parfois l’intégrité physique des journalistes. Au point que l’un d’entre eux n’hésitait pas à confier : « Si je suis arrêté, je supplie d’être conduit à Makala [ancien nom de la prison centrale de Kinshasa] ».
En avril 1999, une résolution de la Commission des droits de l’homme des Nations unies s’inquiétait des « arrestations arbitraires et des détentions sans procès (Å ) des journalistes en République démocratique du Congo ». Par deux fois, en février et en septembre de la même année, le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme en République démocratique du Congo, Roberto Garreton, a rappelé que « le niveau de persécution des journalistes (Å ) reste élevé ». En réponse à ces déclarations, au mois de septembre, le ministre de l’Information et du Tourisme, Didier Mumengi, et le ministre des Droits humains, Leonard She Okitundu, ont affirmé dans un communiqué commun que « la République démocratique du Congo a toujours respecté ses engagements internationaux relatifs à la liberté d’expression et au droit à l’information ». Ce rapport prouve qu’il n’en est rien.
Dès le début de l’insurrection contre le régime du maréchal Mobutu, à l’est du pays, en 1996, l’AFDL de Laurent-Désiré Kabila s’en est pris également aux correspondants de la presse étrangère. Depuis, une quinzaine de journalistes étrangers ont été expulsés, interpellés, voire incarcérés en République démocratique du Congo, accusés d’espionnage et d’usage de faux papiers. Dernière en date, le 14 novembre 1999, Ghislaine Dupont, journaliste à RFI, est interpellée à Mbuji-Mayi. Son matériel de travail est confisqué. En dépit de toutes les autorisations nécessaires, la journaliste est consignée dans son hôtel, jusqu’à son expulsion, deux jours plus tard.
Recommandations
Reporters sans frontières recommande aux autorités de Kinshasa :
– de libérer Freddy Loseke. L’organisation rappelle que dans un document du 18 janvier 2000, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression a affirmé que « l’emprisonnement en tant que condamnation de l’expression pacifique d’une opinion constitue une violation grave des droits de l’homme »,
– d’interdire l’incarcération de journalistes dans des lieux de détention non autorisés et de faire respecter la loi en matière d’interpellation et d’incarcération (mandats d’arrêt, mandats de perquisition, délais de garde à vue, permis de visites des familles et des avocats, etc.),
– de procéder à une modification du Code pénal de manière que les délits de presse ne soient plus sanctionnés par une peine de prison, sauf en cas d’appels à la violence ou à la haine ethnique,
– de faire en sorte que les médias d’Etat soient ouverts à toutes les sensibilités politiques et d’assurer aux journalistes de ces médias des conditions de travail et des salaires qui leur donnent les moyens de refuser toute pratique préjudiciable à leur indépendance et à la crédibilité des informations diffusées,
– d’appliquer strictement la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ratifiée par la République démocratique du Congo et de se conformer à ses engagements internationaux en matière de liberté de la presse, la République démocratique du Congo ayant ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
Reporters sans frontières recommande aux journalistes congolais de respecter les règles élémentaires de déontologie professionnelle, telles que définies dans la Charte des devoirs et des droits des journalistes, signée en 1971 à Munich et qui demande notamment aux journalistes de « s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation et les accusations sans fondements ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information ».
Reporters sans frontières recommande aux éditeurs de la presse écrite et audiovisuelle privée d’assurer à leurs journalistes des salaires décents, seuls susceptibles de mettre fin à la pratique du « coupage » et de se conformer à la législation en matière de contrat de travail.
Reporters sans frontières recommande à l’Union européenne :
– d’exiger des autorités de Kinshasa le respect de leurs engagements en matière de liberté de la presse, comme prévu notamment dans l’article 5 de la Convention de Lomé,
– d’apporter un soutien financier aux associations locales de défense de la liberté de la presse et de soutenir les médias, privés comme publics, qui s’engageraient à respecter scrupuleusement les règles d’éthique professionnelle, en finançant des programmes de formation et en améliorant l’accès aux sources d’informations (grâce notamment à l’Internet et à des abonnements à des agences de presse internationales).