Au 1er juillet, 57 journalistes et collaborateurs des médias étaient poursuivis pour "propagande d'une organisation terroriste" ou "reprise de ses communiqués".
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 6 septembre 2018.
En Turquie, la rentrée marque aussi la reprise des procès de journalistes. Une cinquantaine d’entre eux sont poursuivis pour « propagande terroriste ». Une accusation fourre-tout utilisée pour faire taire les critiques et étouffer le débat, notamment sur la question kurde.
« Propagande d’une organisation terroriste » : cela fait plus de 25 ans que la justice turque brandit cette accusation mal définie pour réduire au silence les critiques. Une tendance exacerbée ces dernières années par la dérive autocratique du président Erdoğan et son durcissement sur la question kurde. Au 1er juillet, 57 journalistes et collaborateurs des médias étaient poursuivis pour « propagande d’une organisation terroriste » ou « reprise de ses communiqués ».
Parmi eux, Sibel Hürtaş et Hayri Demir, dont le procès s’est ouvert ce 6 septembre à Ankara en présence du représentant de RSF en Turquie, Erol Önderoğlu. La correspondante de la chaîne en exil Artı TV et le reporter de l’agence pro-kurde Mezopotamya risquent jusqu’à 18 ans de prison pour « propagande du Parti des Travailleurs du Kurdistan » (PKK, en lutte armée avec Ankara) et « incitation à la haine ». Des accusations qui se fondent sur leur couverture de l’opération militaire turque dans la région syrienne d’Afrine et leurs posts à ce sujet sur les réseaux sociaux. Des extraits d’interviews d’hommes politiques au micro de Sibel Hürtaş sont cités comme éléments à charge.
Critiquer l’intervention turque à Afrine ? « Propagande terroriste »
Les deux journalistes, qui comparaissent avec dix autres personnes, avaient été placés en garde à vue pendant trois jours en janvier, peu après le début de l’intervention à Afrine. Les opérations militaires se sont accompagnées de centaines de mandats d’arrêt contre des internautes suspectés de « propagande terroriste ». Des tweets critiquant l’intervention ont valu deux jours de garde à vue à l’éditorialiste du site d’information T24, Nurcan Baysal.
Arrêté fin janvier, İshak Karakaş, rédacteur en chef du journal Halkın Nabzı et éditorialiste du site d’information en exil Artı Gerçek, n’a été libéré que début mai, à l’ouverture de son procès pour « propagande du PKK ». RSF assistait à l’audience, au cours de laquelle le journaliste a rejeté les accusations et déclaré être au service de la paix : « les contenus que j’ai partagés sur Internet sont des articles et commentaires qui ne représentent aucun parti politique et ne relèvent pas de la propagande terroriste », a-t-il déclaré. Son procès reprend le 18 septembre. İshak Karakaş risque toujours la prison s’il est jugé coupable.
« La justice se trompe d’ennemi en persécutant le journalisme indépendant, déclare Erol Önderoğlu. Une réforme en profondeur de la loi antiterroriste et le retour à l’Etat de droit aideraient bien mieux à lutter contre les véritables menaces auxquelles est confronté le pays. Nous demandons l’abandon des poursuites contre tous les journalistes et blogueurs mis en cause pour n’avoir fait que leur travail. »
Une chaîne accusée de défendre « Daesh et le PKK »
Dans un pays où les autorités se montrent intolérantes à toute idée déviant de la ligne officielle, les accusations de « propagande terroriste » ont tôt fait d’atteindre des sommets d’absurdité. Le procès de trois anciens dirigeants de la chaîne de gauche Hayatın Sesi TV, qui reprend le 19 septembre, en offre un nouvel exemple. Le rédacteur en chef de la chaîne fermée manu militari en octobre 2016, Gökhan Çetin, et ses deux propriétaires, Mustafa Kara et İsmail Gökhan Bayram, sont accusés d’avoir « fait la propagande continuelle de trois organisations terroristes » pourtant difficilement compatibles : le PKK, le groupuscule radical kurde TAK et le groupe Etat islamique.
Chacun des trois accusés risque 13 ans de prison. L’accusation se fonde sur cinq émissions diffusées en 2015 et 2016, couvrant trois attentats commis en Turquie, des opérations militaires dans le sud-est anatolien, et l’enlèvement d’expatriés turcs en Irak. La défense souligne que « les propriétaires de la chaîne ne sauraient être tenus responsables du contenu éditorial » et conteste leur présence sur le banc des accusés.
La loi antiterroriste, un redoutable arsenal répressif
La loi antiterroriste (TMK) a été adoptée en avril 1991, dans une Turquie en guerre contre le PKK et partiellement sous état d’urgence. Son article 7.2, qui introduit la notion de « propagande terroriste », est resté une arme de choix dans l’arsenal répressif de tous les gouvernements successifs, contribuant à verrouiller le débat sur la question kurde. Malgré quelques réformes, comme l’introduction d’une référence à la violence en 2013, la notion de « propagande terroriste » est restée un cadre fourre-tout permettant à une justice politisée de punir des délits d’opinion.
Après une relative accalmie, le nombre de procès a de nouveau explosé avec la fin du processus de paix entre Ankara et le PKK, en 2015, et le retour à la criminalisation de la classe politique kurde. Le représentant de RSF en Turquie, Erol Önderoğlu, est lui-même accusé de « propagande terroriste » avec 40 autres personnalités pour avoir pris part à une campagne de solidarité avec le journal Özgür Gündem.
La Turquie est classée 157e sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2018 par RSF. Déjà très préoccupante, la situation des médias est devenue critique sous l’état d’urgence proclamé à la suite de la tentative de putsch du 15 juillet 2016 : près de 150 médias ont été fermés, les procès de masse se succèdent et le pays détient le record mondial du nombre de journalistes professionnels emprisonnés.