A l'occasion de la Journée mondiale contre la cybercensure, RSF dresse le tableau alarmant de la censure d'Internet en Turquie.
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 12 mars 2019.
A l’occasion de la Journée mondiale contre la cybercensure, Reporters sans frontières (RSF) dresse le tableau alarmant de la censure d’Internet en Turquie. Non contentes d’avoir fait bloquer près de 3000 articles par la justice en 2018, les autorités cherchent désormais à reprendre en main les services de vidéo en ligne.
La guerre du pouvoir turc contre l’information indépendante se joue aussi sur Internet. Un rapport du représentant de RSF en Turquie, Erol Önderoğlu, pour le site d’information Bianet, révèle qu’au moins 2950 articles et contenus journalistiques ont été rendus inaccessibles par la justice au cours de l’année 2018. Un chiffre effarant auquel il conviendrait d’ajouter le nombre, inconnu, des blocages administratifs. Pour le seul site du quotidien Hürriyet, le nombre de pages bloquées depuis cinq ans s’élève à 2047, d’après son ancien médiateur Faruk Bildirici, récemment licencié après le rachat du journal par un groupe de presse proche du pouvoir.
Corruption, question kurde, critiques à l’égard de personnalités politiques, religieuses et autres célébrités, violations des droits humains… Les tabous se multiplient. La censure frappe de plus en plus souvent le journalisme d’investigation, pointé du doigt comme « anti-patriotique ».
Une liste de tabous toujours plus longue
Dix articles parus sur différents sites ont ainsi été bloqués simultanément, en octobre 2018, à la demande de la société de construction Limak, un fleuron national accusé de malversations sur le chantier du troisième aéroport d’Istanbul. D’autres grandes entreprises proches du pouvoir, comme Calik, Kalyon ou Cengiz, ont elles aussi obtenu la censure d’une centaine d’articles l’an dernier. Deux enquêtes, bloquées en juillet, révélaient l’attribution d’un immeuble assorti d’un vaste terrain à une fondation dirigée entre autres par le fils du président Erdoğan.
« Internet n’échappe pas au carcan qui enserre le journalisme turc, désormais tenu d’épouser le nationalisme officiel et d’observer une liste de tabous toujours plus longue, souligne Erol Önderoğlu. Sous prétexte de protéger la stabilité du pays ou celle du gouvernement, l’objectif est bien de verrouiller le débat public et de mettre les puissants à l’abri des regards. La Cour constitutionnelle doit enfin jouer son rôle et mettre un coup d’arrêt à l’escalade de la censure. »
Outre de nombreux sites d’information critiques, les autorités n’ont pas hésité à bloquer ponctuellement l’intégralité de plateformes telles que Blogspot ou Soundcloud. Censé « mettre sur le même plan le gouvernement turc et Daesh », Wikipedia est inaccessible depuis avril 2017. Les réseaux sociaux sont étroitement surveillés : la Turquie demande plus de retraits de contenus à Twitter que n’importe quel autre pays, et on ne compte plus les internautes jetés en prison pour un post. Ankara, qui a été jusqu’à couper temporairement l’accès à Internet dans des villes à majorité kurde, s’en prend désormais aux outils de contournement de la censure.
Aucun recours contre la censure
Censée veiller au respect de la liberté d’expression, la Cour constitutionnelle a abdiqué : voici des années qu’elle se refuse à statuer sur les cas de censure en ligne. Les célèbres avocats Yaman Akdeniz et Kerem Altıparmak restent ainsi sans nouvelles de dizaines de recours qu’ils ont déposés depuis 2015 contre le blocage de sites d’information tels que Sendika, Birgün ou Diken. Même traitement pour leur plainte de mai 2017 contre le blocage de Wikipedia.
« La Cour constitutionnelle prend garde de ne traiter que les recours anodins tout en laissant traîner les dossiers politiques », explique Kerem Altıparmak à RSF. L’avocat dénonce un traitement sélectif des cas en fonction de leur sensibilité pour le pouvoir : si la Cour a officiellement clos 98% des dossiers ouverts en 2015, aucun recours contre la censure en ligne n’y figure. Une obstruction d’autant plus grave qu’elle empêche les juristes de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) : celle-ci exige généralement que les recours internes soient épuisés.
Une fois n’est pas coutume, en septembre 2018, la Cour Constitutionnelle a tranché en faveur du quotidien Cumhuriyet, qui contestait le blocage d’un article portant sur les pratiques clientélistes de dirigeants locaux. Une décision toutefois peu susceptible de faire jurisprudence, face à une justice cadenassée par un pouvoir toujours plus autoritaire.
Contrôler les vidéos en ligne
Non contentes de censurer les médias, les autorités cherchent désormais à prendre le contrôle des services de vidéo en ligne. Il ne manque plus que le cachet du Président pour que ces plateformes aient l’interdiction d’émettre en Turquie sans une licence soumise à l’aval de la police et des services de renseignements. Une fois enregistrées, elles seront placées sous le contrôle du Haut Conseil de l’audiovisuel (RTÜK), un régulateur politisé à qui elles devront fournir sur simple demande toutes leurs données, y compris concernant leurs abonnés.
Outre les bouquets de télévision numérique et les services de vidéos à la demande comme Netflix, cette nouvelle loi pourrait affecter des sites d’information alternatifs tels que Medyascope, Evrensel WebTV et Artı TV, ou encore des plateformes comme Periscope, dont se servent de nombreux médias censurés pour diffuser leurs contenus. Les ressources basées à l’étranger ou n’émettant pas en turc sont tout autant concernées.
La Turquie occupe la 157e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi en 2018 par RSF. Déjà très préoccupante, la situation des médias est devenue critique suite à la tentative de putsch de juillet 2016 : de nombreux médias ont été liquidés sans possibilité de recours, les procès de masse se succèdent et le pays détient le record mondial du nombre de journalistes professionnels emprisonnés.