Ceux qui enquêtent sur le rôle joué par Ankara vis-à-vis de Daesh, sur les transferts d’armes en direction de la Syrie ou les exactions commises par les forces de l’ordre, se voient systématiquement accuser "d'espionnage", de "propagande terroriste", de "dénigrement de la justice ou des forces de l’ordre" ou, mieux, "d’atteinte à un agent anti-terroriste".
Cet article a été initialement publié sur rsf.org le 15 juin 2021.
Reporters sans frontières (RSF) a documenté douze cas de journalistes actuellement poursuivis en justice dans le cadre de la législation anti-terroriste, qui interdit de mettre en cause les forces de sécurité. À l’occasion du procès Alican Uludağ et Olcay Büyükbaş Akça, ancien reporter et actuelle rédactrice en chef du quotidien Cumhuriyet, l’organisation dénonce une instrumentalisation de la justice au détriment de la liberté de la presse.
Désormais, en Turquie, les journalistes qui osent s’intéresser aux affaires publiques risquent de plus en plus souvent la prison. Ceux qui enquêtent sur le rôle joué par Ankara vis-à-vis de Daesh, sur les transferts d’armes en direction de la Syrie ou les exactions commises par les forces de l’ordre, se voient systématiquement accuser « d’espionnage », de « propagande terroriste », de « dénigrement de la justice ou des forces de l’ordre » ou, mieux, « d’atteinte à un agent anti-terroriste ». Les professionnels des médias qui veulent continuer à informer le public vivent sous la menace d’être envoyés derrière les barreaux.
Ainsi ce 15 juin, s’ouvre le procès des journalistes Alican Uludağ et Olcay Büyükbaş Akça, respectivement ancien reporter et actuelle rédactrice en chef du quotidien Cumhuriyet (République). Ces deux vétérans de l’information en Turquie sont poursuivis pour avoir mis en cause les « négligences » des forces de l’ordre qui n’ont pas été en mesure d’empêcher l’attentat à la gare d’Ankara en 2015 (107 morts). En vertu de la loi 3713, Alican Uludağ et Olcay Büyükbaş Akça risquent jusqu’à trois ans de prison pour avoir « exposé des agents antiterroristes à la menace des organisations terroristes ». Il leur est reproché d’avoir dénoncé l’abandon de la traque d’un commando de Daesh en quête de matière première pour fabriquer des bombes. Ces explosifs artisanaux ont été finalement utilisés le 10 octobre 2015 dans l’attentat du terminal ferroviaire d’Ankara. La justice turque fait également grief aux journalistes d’avoir révélé le nom du magasin où les terroristes se seraient rendus juste avant le massacre.
Appels systématiques et condamnations
Dans le déni de l’état de droit dans lequel s’enfonce la Turquie, les journalistes poursuivis ne peuvent même plus se réjouir d’être parfois acquittés par des tribunaux de première instance. Immanquablement, le ministère public fait appel et se démène pour qu’il y ait condamnation par la juridiction supérieure.
Ce fut – déjà – le cas pour Alican Uludağ et pour une ancienne reporter de Cumhuriyet, Duygu Güvenç. Ils avaient qualifié de « politique » la libération du prêtre américain Andrew Bronson survenue le 12 octobre 2018 à l’issue de négociations avec les États-Unis. Mis en cause pour « dénigrement de la justice », ils ont été acquittés le 22 octobre 2020. Mais le ministère public a immédiatement interjeté l’appel, réclamant une peine de prison pour les journalistes. La Cour départementale d’Istanbul doit se prononcer sur cette affaire dans les prochains mois.
Alican Uludağ fait l’objet d’un véritable harcèlement judiciaire. Le 3 février dernier, le fondateur du site Ankara Gazetecisi (Journaliste d’Ankara) a été condamné à 10 mois de prison ferme, sur la base de la récente législation antiterroriste. Il avait critiqué sur Twitter une photo montrant le procureur général d’Ankara, Yüksel Kocaman, rendant visite au président Erdogan, également leader du parti politique AKP. « C’est ainsi qu’on emprisonne les dissidents politiques », a tweeté Alican Uludağ faisant référence à l’emprisonnement du chef du parti pro-kurde HDP, Selahattin Demirtas.
Dans le collimateur des autorités turques : la journaliste Canan Coşkun, le reporter de Cumhuriyet Ali Açar et le journaliste du quotidien BirGün Cansever Uğur. Tous trois sont accusés d’avoir publié l’identité d’un policier anti-émeute soupçonné d’avoir tué en toute impunité le jeune Berkin Elvan, lors des manifestations de Gezi, au printemps 2013. Lors de l’audience judiciaire qui a eu lieu le 8 juin et à laquelle a pu assister un représentant de RSF en Turquie, le procureur a requis leur condamnation à trois ans de prison. La prochaine audience devant la Cour d’assises d’Istanbul est fixée au 7 octobre prochain. Le verdict pourrait tomber le même jour.
D’autres professionnels de l’information sont ciblés. Le photo reporter de l’Agence Mésopotamie (MHA) Abdurrahman Gök, risque au total jusqu’à 27 ans de prison. Parmi les nombreux faits qui lui sont reprochés, tous liés à son activité journalistique, une photo a la valeur très symbolique. Elle permettait la mise en accusation de policiers impliqués dans la mort du jeune Kemal Kurkut, lors du Nouvel an kurde du 21 mars 2017. Accusé d’appartenir au PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) et d’en faire la « propagande », Abdurrahman Gök comparaîtra une nouvelle fois devant la Cour d’assises de Diyarbakir le 30 septembre prochain.
Par l’utilisation qui en est faite, la loi destinée à protéger les « agents antiterroristes » s’avère surtout utile pour garantir l’impunité aux proches du pouvoir. C’est le cas du chef de la section des Communications du président Erdogan, Fahrettin Altun. Mis en cause dans une affaire immobilière par quatre journalistes de Cumhuriyet à propos de la construction d’une annexe à sa demeure sur le Bosphore, il est considéré comme par les juges comme un « agent » concourant à la lutte « antiterroriste ». Résultat : Hazal Ocak, Olcay Büyüktaş Akça, İpek Özbey et Vedat Arık risquent jusqu’à trois ans de prison pour avoir mis en cause le communicant d’Erdogan dans une affaire qui n’a rien à voir avec le terrorisme. Le procès se tiendra à Istanbul le 24 juin prochain.
La vengeance judiciaire continue en exil
De même, la vengeance judiciaire du gouvernement envers le grand journaliste exilé Can Dündar n’en finit pas. Tout récemment, le 8 juin dernier, la XIVe chambre de la Cour d’assises d’Istanbul a lancé contre lui une procédure d’arrestation internationale et d’activation du bulletin rouge de l’Interpol. À l’origine de cette ire : un dossier paru en 2015 sur les transferts d’armes depuis la Turquie au profit de groupes djihadistes de Syrie. Cette même juridiction avait déjà condamné Dündar en décembre 2020 à 27 ans de prison pour « espionnage » et « soutien à une organisation illégale ».
Libéré après avoir été détenu trois mois, ayant de surcroît échappé de justesse à une agression armée devant le palais de justice d’Istanbul, Dündar a finalement décidé de vivre en exil en Allemagne où il a créé le site d’information Özgürüz (Nous sommes libres). Il devrait de nouveau comparaître le 6 octobre prochain devant une juridiction. RSF sera présent.
La Turquie occupe le 153e rang sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2021.